Par un arrêt du 5 septembre 2024, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant en matière de pourvoi, s’est prononcée sur les contours de la notion de « partie intéressée » au sens du droit des aides d’État. En l’espèce, un joueur de football professionnel avait quitté son club pour en rejoindre un autre. Un membre cotisant du premier club, également membre d’une association de supporters de ce même club, a déposé une plainte auprès de la Commission européenne, alléguant que le club concurrent avait bénéficié d’une aide d’État illégale lui ayant permis de réaliser ce recrutement. Par une décision du 1er septembre 2021, la Commission a informé le plaignant qu’il ne pouvait être qualifié de « partie intéressée » au sens de l’article 1er, sous h), du règlement (UE) 2015/1589, et que son information ne serait pas traitée comme une plainte formelle. Saisis d’un recours en annulation par le membre et l’association de supporters, le Tribunal de l’Union européenne a rejeté ce recours par un arrêt du 8 février 2023. Il a jugé le recours partiellement irrecevable en ce qu’il concernait l’association, puis l’a rejeté au fond s’agissant du membre, au motif que celui-ci n’avait pas établi que ses intérêts pouvaient être affectés par l’octroi de l’aide alléguée. Le membre et l’association ont alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, demandant l’annulation de l’arrêt du Tribunal. La question de droit soumise à la Cour portait sur la délimitation des critères permettant à une personne physique, membre d’un club sportif constitué en association, de se prévaloir de la qualité de « partie intéressée » pour dénoncer une aide d’État prétendument accordée à un club concurrent. La Cour de justice rejette le pourvoi, confirmant la solution du Tribunal. Elle juge que, pour être qualifiée de « partie intéressée », une personne doit démontrer que l’octroi de l’aide « risque d’avoir une incidence concrète sur sa situation ». Bien qu’elle relève une erreur de droit du Tribunal qui avait semblé exiger un impact direct, elle estime cette erreur sans incidence sur la solution, les intérêts invoqués par le requérant étant jugés trop incertains pour établir une telle incidence.
L’arrêt consolide une conception exigeante de la qualité pour agir des plaignants en matière d’aides d’État, en précisant les conditions nécessaires à la démonstration d’un intérêt personnel (I), tout en validant la solution retenue en dépit d’un raisonnement partiellement erroné des premiers juges (II).
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**I. L’interprétation stricte et réaffirmée de la notion de partie intéressée**
La Cour de justice saisit l’occasion de ce pourvoi pour rappeler les critères cumulatifs définissant la « partie intéressée », en insistant sur la nécessité d’un impact concret sur des intérêts personnels (A) et en écartant les intérêts jugés trop généraux ou insuffisamment établis (B).
**A. La démonstration requise d’une incidence concrète sur des intérêts personnels**
La Cour rappelle que la notion de « partie intéressée » vise « un ensemble indéterminé de destinataires », mais que cette ouverture est conditionnée par une exigence probatoire stricte. Le plaignant doit démontrer « que cette aide présumée risque d’avoir une incidence concrète sur sa situation ». Pour ce faire, la Cour systématise la démonstration attendue en trois temps. Premièrement, le plaignant doit établir que c’est bien l’octroi de l’aide elle-même, et non une autre mesure, qui peut affecter ses intérêts. Deuxièmement, il doit s’agir de « ses » intérêts, c’est-à-dire d’intérêts qui lui sont personnels, et non ceux de tiers ou de la collectivité. Troisièmement, la personne doit prouver que l’aide a, ou risque d’avoir, une incidence concrète sur ces intérêts, en établissant un lien de causalité suffisant entre l’aide et l’affectation de sa situation. En codifiant ainsi les exigences jurisprudentielles, la Cour confirme que le simple statut de membre d’une entité potentiellement affectée ne suffit pas à conférer la qualité de partie intéressée. Il incombe au plaignant de fournir des éléments probants et spécifiques qui singularisent son préjudice, le distinguant d’un simple intérêt général à la bonne application du droit.
**B. L’exclusion des intérêts généraux ou insuffisamment prouvés**
Appliquant ces principes au cas d’espèce, la Cour valide le raisonnement du Tribunal ayant écarté les différents intérêts invoqués par le requérant. Elle confirme d’abord que les arguments relatifs à un intérêt patrimonial direct, fondés sur une éventuelle responsabilité financière du membre en cas de pertes de son club, n’étaient pas démontrés par les éléments produits. Les appréciations souveraines des faits par le Tribunal sur ce point ne sont pas remises en cause, faute d’allégation de dénaturation. Ensuite, la Cour juge que le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en estimant que « l’intérêt général tenant à la défense d’un sport tel que le football et de ses valeurs ne peut pas être valablement invoqué par une personne physique telle que M. Abdelmouine en vue de démontrer qu’il est une « partie intéressée » ». Un tel intérêt n’est pas considéré comme personnel, sauf pour certaines personnes morales dont l’objet social est précisément la défense de tels intérêts. Cette solution préserve la finalité du contrôle des aides d’État, qui n’est pas d’offrir une voie d’action populaire, mais de protéger les acteurs du marché dont la position concurrentielle est directement menacée.
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**II. La neutralisation de l’erreur de droit par une motivation substituée**
La Cour de justice censure une partie du raisonnement du Tribunal relative au caractère de l’incidence sur les intérêts (A), mais juge cette erreur sans conséquence sur l’issue du litige, confirmant ainsi le fardeau probatoire élevé qui pèse sur le plaignant (B).
**A. La censure de l’exigence d’une incidence directe sur les intérêts**
Le requérant soutenait à juste titre, selon la Cour, que le Tribunal avait commis une erreur de droit en jugeant qu’une personne devait prouver que l’octroi d’une aide avait une « incidence directe sur ses intérêts ». La Cour de justice rectifie cette interprétation en rappelant qu’il est « à la fois nécessaire et suffisant » de démontrer que l’aide « risque potentiellement d’avoir une incidence concrète sur ses intérêts ». Elle précise que cette démonstration peut être effectuée en rapportant la preuve d’une incidence, qu’elle soit « directement ou indirectement », pourvu qu’elle résulte d’un enchaînement d’événements suffisamment prévisible et certain. Cette clarification est importante : elle reconnaît qu’un préjudice peut être médiatisé par plusieurs étapes causales sans perdre sa pertinence, à condition que le lien de causalité demeure tangible et non purement hypothétique. La Cour rejette donc une lecture trop restrictive de sa jurisprudence qui aurait pour effet d’exclure par principe toute forme d’atteinte indirecte.
**B. La confirmation pragmatique d’un fardeau probatoire élevé**
Malgré cette rectification, la Cour estime que ces « erreurs de droit ne sont pas susceptibles d’entraîner l’annulation de l’arrêt attaqué ». Elle opère une substitution de motifs en relevant que le Tribunal avait également jugé, dans un motif distinct et non erroné, que les arguments du requérant présentaient un « caractère incertain ». Les éléments invoqués ne permettaient donc pas d’établir, avec la certitude requise, que l’aide présumée risquait d’avoir une incidence concrète sur les intérêts du membre du club. En jugeant que l’erreur de droit est sans incidence sur le dispositif de l’arrêt, la Cour fait prévaloir une approche pragmatique. Elle signifie que, même en admettant la possibilité d’un préjudice indirect, le plaignant en l’espèce n’avait de toute façon pas satisfait à la charge de la preuve. Cette solution a pour portée de maintenir un filtrage rigoureux des plaintes, en exigeant des requérants qui ne sont pas des concurrents directs une démonstration particulièrement solide et circonstanciée de l’atteinte portée à leur situation personnelle.