Par un arrêt du 9 mars 2017, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à interpréter la notion de « tabac à fumer » au sens de la directive 2011/64/UE. Cette décision a pour origine la saisine préjudicielle d’une juridiction administrative suprême d’un État membre, dans le cadre d’un litige fiscal.
En l’espèce, les autorités douanières nationales avaient procédé à la confiscation de produits détenus par une société, au motif qu’ils constituaient des tabacs à fumer soumis à l’accise. Ces produits se présentaient sous la forme de feuilles de tabac séchées et partiellement écôtées, ayant subi un processus d’humidification et contenant de la glycérine. Ils n’étaient pas destinés à être fumés en l’état, mais étaient susceptibles de l’être après une simple manipulation manuelle, telle qu’un hachage ou une découpe. La société a contesté la mesure de confiscation, soutenant que la législation nationale transposant la directive élargissait de manière illicite la catégorie des produits taxables. Après le rejet de son recours en première instance, l’affaire fut portée devant la juridiction suprême. Celle-ci, confrontée à une difficulté d’interprétation du droit de l’Union, a interrogé la Cour de justice sur la qualification juridique de tels produits.
La question posée était de savoir si des feuilles de tabac partiellement transformées, qui ne peuvent être fumées qu’après une manipulation élémentaire par le consommateur, relèvent de la notion de « tabac à fumer » au sens de l’article 5, paragraphe 1, sous a), de la directive 2011/64.
La Cour répond par l’affirmative. Elle estime que ces produits satisfont aux deux conditions cumulatives posées par le texte : d’une part, ils constituent du « tabac coupé ou fractionné d’une autre façon » ; d’autre part, ils sont « susceptible[s] d’être fumé[s] sans transformation industrielle ultérieure ». Par cette solution, la Cour adopte une lecture extensive des critères de définition du tabac taxable, consolidant ainsi la portée des objectifs poursuivis par la directive.
Il convient donc d’analyser l’interprétation large que fait la Cour des critères matériels de la notion de « tabac à fumer » (I), avant d’examiner en quoi cette interprétation renforce les finalités de la législation européenne en la matière (II).
I. L’interprétation extensive des critères matériels du « tabac à fumer »
La Cour de justice fonde sa solution sur une analyse détaillée des deux conditions posées par la directive. Elle retient une acception large de la notion de tabac « coupé ou fractionné » (A) et consacre une approche fonctionnelle de l’absence de « transformation industrielle » (B).
A. L’acception large de la notion de tabac « coupé ou fractionné d’une autre façon »
La première condition pour qualifier un produit de « tabac à fumer » est d’ordre physique : le tabac doit être « coupé ou fractionné d’une autre façon, filé ou pressé en plaques ». En l’absence de définition précise dans la directive, la Cour se réfère au sens courant des termes. Elle estime que des feuilles dont le pétiole a été partiellement retiré entrent dans cette catégorie.
Cette approche extensive est déterminante. En jugeant que le simple fait de retirer une partie de la nervure centrale de la feuille constitue une forme de fractionnement, la Cour évite une interprétation excessivement restrictive qui aurait pu créer une brèche dans le système de taxation. Elle affirme que « les produits en cause au principal consistent, selon les indications fournies par la juridiction de renvoi, en des feuilles de tabac dont le pétiole a été partiellement retiré, [et que] ces produits doivent être considérés comme étant du tabac coupé ou fractionné d’une autre façon ». Le raisonnement repose sur une logique pragmatique : une modification, même minime, de l’intégrité de la feuille de tabac brute suffit à la faire entrer dans le champ d’application matériel de la taxe. Cette solution empêche les opérateurs économiques de commercialiser des produits à la limite de la transformation pour échapper à l’accise.
B. La consécration d’un critère fonctionnel de la « transformation industrielle »
La seconde condition est que le produit soit « susceptible d’être fumé sans transformation industrielle ultérieure ». L’enjeu était de définir ce qui constitue une telle transformation. La Cour clarifie ce point en opposant le processus industriel à la manipulation simple effectuée par le consommateur final.
Elle considère qu’une « transformation industrielle » se caractérise par une production à grande échelle suivant un processus standardisé. À l’inverse, des opérations élémentaires comme le hachage ou la découpe à la main ne sauraient être qualifiées ainsi. La Cour juge que doit être regardé comme susceptible d’être fumé sans transformation industrielle le tabac qui « est prêt ou peut aisément être rendu prêt, par des moyens non industriels, à être fumé ». Cette approche fonctionnelle met l’accent sur la facilité avec laquelle le consommateur peut rendre le produit propre à la consommation. Peu importe que le produit ne soit pas immédiatement fumable lors de son achat ; ce qui compte, c’est sa potentialité d’usage. Cette jurisprudence s’inscrit dans la continuité de solutions antérieures et neutralise les stratégies de contournement consistant à vendre du tabac nécessitant une préparation mineure de la part de l’utilisateur.
II. La consolidation des objectifs de la directive sur les tabacs manufacturés
L’interprétation large des critères matériels n’est pas une simple exégèse textuelle. Elle est guidée par les finalités mêmes de la directive 2011/64, à savoir assurer le bon fonctionnement du marché intérieur (A) tout en garantissant un niveau élevé de protection de la santé publique (B).
A. La sauvegarde du marché intérieur contre les distorsions de concurrence
La directive vise à harmoniser les structures des droits d’accise pour que la concurrence entre les différents produits du tabac ne soit pas faussée. La Cour rappelle cet objectif en citant les considérants du texte, lesquels précisent que l’harmonisation doit empêcher que « la concurrence des différentes catégories de tabacs manufacturés appartenant à un même groupe ne soit pas faussée par les effets de l’imposition ».
Une interprétation restrictive qui exclurait les feuilles de tabac partiellement transformées du champ de l’accise aurait créé une distorsion de concurrence manifeste. Ces produits, fonctionnellement substituables au tabac à rouler traditionnel mais moins taxés, auraient bénéficié d’un avantage de prix artificiel. En les qualifiant de « tabac à fumer », la Cour assure une application uniforme de la taxe et garantit une concurrence loyale sur le marché. Cette décision a donc pour portée de renforcer la base harmonisée de l’impôt et de prévenir le développement d’un marché parallèle pour des produits similaires, contribuant ainsi à l’intégrité du marché intérieur.
B. Le renforcement de l’impératif de protection de la santé publique
Au-delà des considérations économiques, la fiscalité du tabac est un instrument majeur de politique de santé publique. La Cour le souligne explicitement en rappelant que la législation de l’Union doit assurer « un niveau élevé de protection de la santé, comme le prévoit l’article 168 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ».
Laisser des produits du tabac en dehors du champ de l’accise aurait pour conséquence de les rendre plus accessibles financièrement, notamment pour les jeunes consommateurs. Cela irait à l’encontre des efforts déployés par l’Union et ses États membres pour réduire la prévalence du tabagisme. En soumettant les feuilles de tabac en cause au régime général des droits d’accise, la Cour garantit que leur prix final reflète les externalités négatives liées à leur consommation. La valeur de cet arrêt réside ainsi dans sa contribution à la cohérence des politiques de l’Union, où l’harmonisation fiscale et les impératifs de santé publique se renforcent mutuellement. La solution adoptée prive les opérateurs d’une échappatoire fiscale et conforte l’efficacité des politiques de lutte contre le tabagisme.