Par un arrêt en date du 6 décembre 2005, la Cour de justice des Communautés européennes, réunie en grande chambre, a précisé l’étendue de l’obligation de saisine préjudicielle pesant sur les juridictions nationales statuant en dernier ressort. Cette décision a également permis de réaffirmer le principe de la hiérarchie des normes au sein du droit communautaire appliqué au domaine de l’organisation commune des marchés agricoles.
Les faits à l’origine du litige concernaient une société importatrice ayant déclaré une cargaison de sucre de canne en provenance d’un pays tiers. Les autorités douanières nationales lui ont adressé un avis d’imposition complémentaire au titre d’un droit additionnel, calculé non pas sur la base du prix réel de la transaction, mais sur un prix représentatif fixé par la Commission.
La société importatrice a contesté cet avis d’imposition devant une juridiction administrative nationale statuant en dernier ressort. Cette juridiction a relevé que les dispositions du règlement d’application de la Commission fondant la taxation semblaient en tous points similaires à celles d’un autre règlement, applicable au secteur de la viande de volaille, que la Cour de justice avait déjà déclaré invalide dans un précédent arrêt. Se demandant si elle pouvait écarter d’elle-même le texte litigieux par analogie ou si elle demeurait tenue de saisir la Cour, la juridiction de renvoi a sursis à statuer et a posé deux questions préjudicielles. Il s’agissait de déterminer si une juridiction nationale suprême est tenue de poser une question préjudicielle en appréciation de validité lorsqu’un acte communautaire similaire a déjà été invalidé, et, subsidiairement, de statuer sur la légalité d’un règlement d’application qui inverse la règle posée par le règlement de base pour le calcul de droits additionnels.
La Cour de justice a répondu que l’obligation de saisine préjudicielle demeure entière pour une juridiction de dernier ressort lorsqu’est en cause la validité d’un acte communautaire, même en présence d’une jurisprudence antérieure invalidant un texte comparable. Sur le fond, elle a constaté l’invalidité des dispositions du règlement d’application, jugeant qu’elles outrepassaient le cadre fixé par le règlement de base du Conseil.
La Cour consacre ainsi la spécificité du renvoi en appréciation de validité, réaffirmant son monopole juridictionnel (I), avant de procéder à une application rigoureuse du principe de la hiérarchie des normes au sein de l’ordre juridique communautaire (II).
I. La réaffirmation du monopole juridictionnel de la Cour en matière d’appréciation de validité
La Cour, en réponse à la première question, réaffirme avec force l’exclusivité de sa compétence pour contrôler la validité des actes de l’Union. Elle procède à une interprétation stricte de l’obligation de renvoi préjudiciel (A), ce qui la conduit à écarter toute extension de la théorie de l’acte clair à ce type de contentieux (B).
A. L’interprétation stricte de l’obligation de renvoi préjudiciel en validité
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « les juridictions nationales ne sont pas compétentes pour constater elles-mêmes l’invalidité des actes des institutions communautaires ». Cette solution, solidement établie, vise à préserver l’unité de l’ordre juridique communautaire. En effet, admettre que des juridictions nationales puissent déclarer un acte de l’Union invalide créerait un risque de divergences jurisprudentielles entre les États membres, portant ainsi une atteinte grave à la sécurité juridique et à l’application uniforme du droit de l’Union.
L’arrêt souligne que cette exigence est « particulièrement impérieuse lorsque la validité d’un acte communautaire est en cause ». La cohérence du système juridictionnel de l’Union impose cette centralisation du contrôle de validité. Le renvoi préjudiciel en appréciation de validité et le recours en annulation forment un système complet et cohérent de contrôle de la légalité, dont la Cour de justice constitue la clé de voûte. Permettre au juge national de s’affranchir de son obligation de renvoi reviendrait à créer une brèche dans cet édifice.
B. Le rejet de la théorie de l’acte clair en matière de validité
La juridiction de renvoi suggérait la possibilité d’une dispense de renvoi, par analogie avec la jurisprudence relative au contentieux de l’interprétation. La Cour rejette fermement cette proposition, en précisant que « l’interprétation retenue dans l’arrêt Cilfit e.a., précité, visant des questions d’interprétation ne saurait être étendue à des questions relatives à la validité d’actes communautaires ». Les conditions de l’acte clair, qui permettent à une juridiction suprême de ne pas renvoyer une question d’interprétation si la réponse s’impose avec évidence, ne sont pas transposables au contrôle de validité.
Plusieurs raisons justifient cette distinction fondamentale entre l’interprétation et la validité. D’une part, une déclaration d’invalidité a une portée *erga omnes* qui requiert une centralisation pour garantir la sécurité juridique. D’autre part, la Cour rappelle qu’elle est la mieux placée pour statuer, notamment parce que les institutions dont les actes sont contestés ont le droit d’intervenir pour défendre leur légalité. Le juge communautaire dispose ainsi de tous les éléments nécessaires pour apprécier la légalité de l’acte, assurant la pleine effectivité du système de protection juridictionnelle voulu par le traité.
II. La sanction du dépassement du pouvoir d’exécution par la Commission
Après avoir affirmé sa compétence exclusive, la Cour examine le fond de l’affaire. Elle constate une contradiction manifeste entre le règlement de base du Conseil et le règlement d’application de la Commission (A), ce qui la conduit logiquement à prononcer l’invalidation de la norme subordonnée (B).
A. La constatation d’une contradiction entre le règlement de base et le règlement d’application
L’examen de la Cour met en lumière une inversion de la règle et de l’exception entre les deux niveaux de normes. Le règlement de base, adopté par le Conseil, prévoyait que les droits additionnels à l’importation devaient être déterminés sur la base des « prix à l’importation caf de l’expédition considérée ». Cette disposition établissait clairement le prix transactionnel réel comme la référence principale pour le calcul du droit. Le prix représentatif n’était envisagé qu’à des fins de vérification de ce prix caf.
Or, le règlement d’application de la Commission modifiait substantiellement ce dispositif. Il érigeait en principe le calcul du droit sur la base du prix représentatif, ne permettant l’utilisation du prix caf que sur demande expresse de l’importateur, et sous réserve de la présentation de nombreuses pièces justificatives. Le règlement de la Commission transformait ainsi la règle posée par le Conseil en une simple faculté soumise à des conditions restrictives. La Cour conclut donc sans équivoque que « l’article 4, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 1423/95 est contraire à cette disposition [l’article 15, paragraphe 3, du règlement de base] ».
B. L’invalidation de la norme subordonnée comme conséquence de la hiérarchie des normes
Ayant constaté cette contradiction, la Cour en tire la seule conséquence possible au regard du principe de la hiérarchie des normes. Un règlement d’application, adopté par la Commission sur la base d’une habilitation du Conseil, ne peut ni modifier ni contredire les dispositions du règlement de base qu’il est censé mettre en œuvre. Le pouvoir d’exécution confié à la Commission est un pouvoir subordonné, strictement encadré par l’acte législatif supérieur.
En l’espèce, la Commission a excédé son pouvoir d’exécution en substituant un mécanisme de son cru à celui prévu par le législateur. En invalidant les dispositions litigieuses du règlement d’application, la Cour exerce son rôle de gardienne de la légalité communautaire. La portée de cette décision est importante, car elle rappelle à la Commission les limites de ses compétences d’exécution et renforce la prévisibilité du droit pour les opérateurs économiques. Ces derniers doivent pouvoir se fier aux règles établies par le règlement de base, sans craindre qu’un acte d’exécution ne vienne en altérer la substance de manière défavorable.