Par un arrêt du 6 décembre 2012, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la légalité d’une décision de la Commission européenne ayant sanctionné un groupe pharmaceutique pour abus de position dominante. Cette décision met en lumière les limites que le droit de la concurrence impose à l’utilisation de procédures réglementaires par une entreprise en situation de quasi-monopole. Les faits à l’origine du litige concernent les stratégies mises en œuvre par ce groupe pour protéger son médicament phare, un inhibiteur de la pompe à protons destiné au traitement d’affections gastro-intestinales, de la concurrence des médicaments génériques. Après l’expiration du brevet principal protégeant la substance active du médicament, le groupe a eu recours à deux pratiques distinctes. D’une part, il a fourni des informations jugées trompeuses aux offices nationaux des brevets afin d’obtenir des certificats complémentaires de protection, prolongeant ainsi indûment son monopole. D’autre part, il a procédé au retrait de ses autorisations de mise sur le marché pour la version originale de son médicament en gélules, tout en introduisant une nouvelle version en comprimés, dans le but de rendre plus difficile l’accès au marché pour les fabricants de génériques qui se prévalaient de la procédure d’autorisation abrégée.
Saisie d’une plainte, la Commission européenne a, par une décision du 15 juin 2005, constaté que ces deux pratiques constituaient des abus de position dominante contraires aux articles 82 CE (devenu 102 TFUE) et 54 de l’accord EEE, et a infligé au groupe des amendes d’un montant total de 60 millions d’euros. Le groupe a alors formé un recours en annulation devant le Tribunal de l’Union européenne. Par un arrêt du 1er juillet 2010, le Tribunal a en grande partie rejeté le recours, confirmant l’existence des deux abus, mais a procédé à une annulation partielle de la décision concernant l’un des effets du second abus et a réduit le montant des amendes. L’entreprise pharmaceutique a formé un pourvoi devant la Cour de justice, soutenue par une fédération d’industries pharmaceutiques, tandis que la Commission a elle-même introduit un pourvoi incident.
Les pourvois soulevaient ainsi la question de savoir si des manœuvres réglementaires, consistant d’une part en la communication d’informations trompeuses à des autorités publiques et d’autre part en l’exercice d’un droit formellement reconnu par la législation sectorielle, peuvent être qualifiées d’abus de position dominante. Plus précisément, il s’agissait de déterminer dans quelles conditions une stratégie visant à exploiter les rouages du système réglementaire pour entraver la concurrence cesse de relever de la compétition par les mérites pour tomber sous le coup de l’interdiction de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
À cette question, la Cour de justice répond par l’affirmative, en validant l’approche du Tribunal et de la Commission. Elle juge que de tels comportements ne relèvent pas d’une concurrence par les mérites en raison de leur caractère artificiel et de leur finalité exclusivement anti-concurrentielle. Pour la Cour, la présentation de déclarations délibérément trompeuses visant à obtenir des droits exclusifs illégitimes, de même que le retrait stratégique d’autorisations de mise sur le marché en l’absence de justification objective, constituent des abus manifestes, compte tenu de la responsabilité particulière qui incombe à une entreprise en position dominante de ne pas porter atteinte à une concurrence effective et non faussée.
La solution retenue par la Cour de justice précise ainsi la frontière entre l’optimisation réglementaire légitime et l’abus de position dominante. Il convient d’analyser en premier lieu la manière dont la Cour caractérise les pratiques litigieuses comme étrangères à la concurrence par les mérites (I), avant d’étudier l’appréciation qu’elle porte sur la portée de ces abus, notamment au regard de leurs effets potentiels sur le marché (II).
I. La caractérisation de l’abus de position dominante dans l’utilisation des procédures réglementaires
La Cour de justice confirme que l’utilisation du cadre réglementaire à des fins anticoncurrentielles constitue un abus. Elle estime que la soumission de déclarations trompeuses aux offices des brevets est un comportement intrinsèquement étranger à la concurrence par les mérites (A) et que le retrait stratégique d’une autorisation de mise sur le marché constitue un détournement de la procédure réglementaire (B).
A. La soumission de déclarations trompeuses, un comportement étranger à la concurrence par les mérites
Le premier abus sanctionné consistait pour l’entreprise dominante à avoir délibérément induit en erreur plusieurs offices nationaux des brevets afin d’obtenir des certificats complémentaires de protection (CCP) auxquels elle n’avait pas droit. La Cour de justice, confirmant l’analyse du Tribunal, juge qu’un tel agissement ne peut être assimilé à une compétition normale. Elle valide la conclusion selon laquelle « le comportement constant et linéaire [de l’entreprise], tel que résumé ci-dessus, qui était caractérisé par la communication aux offices des brevets de déclarations fortement trompeuses ainsi que par un manque manifeste de transparence […] et par lequel [elle] a délibérément tenté d’induire les offices des brevets ainsi que les autorités judiciaires en erreur afin de préserver le plus longtemps possible son monopole sur le marché des IPP, était étranger à la concurrence par les mérites ».
En l’espèce, l’entreprise avait dissimulé l’existence d’une autorisation technique précoce obtenue en France qui, si elle avait été déclarée, aurait rendu impossible l’octroi de CCP dans certains États membres en vertu des dispositions transitoires du règlement applicable. En présentant des dates postérieures et en entretenant l’ambiguïté, elle a obtenu des protections additionnelles illégitimes. La Cour écarte l’argument de l’entreprise selon lequel son interprétation de la législation, bien qu’erronée, était raisonnable et qu’elle avait agi de bonne foi. Elle estime que le caractère délibéré de la dissimulation et la nature trompeuse des informations fournies priment sur une éventuelle incertitude juridique. Ce faisant, la Cour souligne que ce n’est pas l’adoption d’une position juridique audacieuse qui est sanctionnée, mais la méthode déloyale utilisée pour la faire prévaloir auprès d’autorités publiques qui disposent d’une marge d’appréciation limitée et ne sont pas tenues de vérifier systématiquement chaque information.
Cette approche consacre une conception exigeante de la transparence due par une entreprise dominante dans ses interactions avec les instances réglementaires. La responsabilité particulière qui lui incombe lui interdit de recourir à des artifices pour obtenir des droits exclusifs, même dans un contexte de complexité juridique. La Cour établit ainsi que la concurrence par les mérites ne saurait tolérer des pratiques qui reposent sur la tromperie des institutions publiques chargées de garantir l’équilibre du système de propriété intellectuelle.
B. Le retrait de l’autorisation de mise sur le marché, un détournement de la procédure réglementaire
Le second abus portait sur le retrait par l’entreprise de ses autorisations de mise sur le marché (AMM) pour la version en gélules de son médicament, alors même qu’elle lançait une nouvelle version en comprimés. Cette manœuvre visait à empêcher les fabricants de génériques d’utiliser la procédure abrégée, qui leur permet d’obtenir une AMM en se référant au dossier du médicament de référence, à condition que l’AMM de ce dernier soit encore en vigueur. La Cour de justice confirme que cette pratique, bien que consistant en l’exercice d’un droit formellement prévu par la directive 65/65, constitue un abus.
Elle estime que « ne relève pas d’une telle concurrence un comportement comme celui incriminé dans le cadre du second abus, consistant dans le retrait, sans justification objective et après l’expiration du droit exclusif d’exploiter les résultats des essais […], des AMM pour les gélules […] par lequel [l’entreprise] entendait […] gêner l’introduction des produits génériques et les importations parallèles ». La Cour rappelle que la légalité d’un comportement au regard d’autres branches du droit n’exclut pas sa qualification d’abus au sens de l’article 102 TFUE. L’élément déterminant est l’absence de toute justification objective liée à une concurrence par les mérites. En l’espèce, le retrait ne servait aucun intérêt légitime, tel que la protection d’un investissement, puisque la période d’exclusivité des données cliniques était déjà expirée.
La Cour rejette également la justification a posteriori fondée sur les obligations de pharmacovigilance, relevant que cet argument n’a jamais été évoqué dans les documents internes de l’entreprise et que celle-ci n’a pas procédé au retrait de ses AMM dans d’autres pays où elle était soumise à des contraintes similaires. L’intention de l’entreprise, qui était de créer un obstacle purement réglementaire à l’entrée de concurrents, est donc l’élément central de l’analyse. La Cour réaffirme ainsi qu’une entreprise dominante ne peut instrumentaliser les procédures réglementaires pour prolonger artificiellement son monopole au-delà de ce que prévoit le législateur, en détournant ces procédures de leur finalité.
II. La portée de l’abus : l’appréciation des effets sur la concurrence
Au-delà de la qualification de l’abus, la Cour précise les conditions de son imputation, en se focalisant sur la question des effets anticoncurrentiels. Elle confirme la pertinence d’un effet potentiel et non nécessairement concret (A), tout en adoptant une interprétation extensive de la notion d’obstacle réglementaire à la concurrence (B).
A. L’exigence d’un effet anticoncurrentiel potentiel et non nécessairement concret
L’entreprise requérante soutenait que ses pratiques ne pouvaient être qualifiées d’abusives en l’absence d’effets concrets sur la concurrence, notamment dans les pays où les CCP n’avaient finalement pas été octroyés ou avaient été révoqués avant leur entrée en vigueur. La Cour de justice rejette cette argumentation en s’appuyant sur une jurisprudence bien établie. Elle rappelle que « si la pratique d’une entreprise en position dominante ne saurait être qualifiée d’abusive en l’absence du moindre effet anticoncurrentiel sur le marché, il n’est en revanche pas requis qu’un tel effet soit nécessairement concret, étant suffisante la démonstration d’un effet anticoncurrentiel potentiel ».
Cette approche, centrée sur la nature du comportement, permet de sanctionner une stratégie abusive indépendamment de son succès final. Le simple fait que les déclarations trompeuses aient été « fortement susceptibles de conduire à la délivrance de CCP irréguliers » suffit à caractériser l’abus. La Cour refuse ainsi qu’une entreprise puisse tirer profit de l’intervention de tiers vigilants ou de la clairvoyance de certaines autorités pour échapper à sa responsabilité. L’abus est constitué dès lors que le comportement est objectivement de nature à restreindre la concurrence, ce qui était manifestement le cas des manœuvres visant à obtenir des monopoles illégitimes.
De même, pour le second abus, la Cour estime que le retrait de l’AMM était, en soi, de nature à retarder l’entrée des génériques en rendant la procédure abrégée indisponible. Le fait que des voies alternatives, plus longues et plus coûteuses, restaient ouvertes aux concurrents ne prive pas le comportement de son caractère abusif. L’obstacle créé, même s’il n’est pas insurmontable, constitue une restriction de concurrence suffisante. L’accent est donc mis sur la tendance du comportement à fausser le jeu concurrentiel plutôt que sur la mesure précise de ses conséquences effectives.
B. L’interprétation extensive de l’obstacle réglementaire à la concurrence
L’arrêt de la Cour de justice consacre une vision large de ce qui constitue un obstacle réglementaire illégitime érigé par une entreprise dominante. La Cour ne limite pas la notion d’abus aux seuls cas où la concurrence est totalement éliminée. Elle estime que le fait de rendre l’accès au marché « plus onéreuses et plus longues » pour les concurrents suffit. En contraignant les fabricants de génériques à engager des procédures d’autorisation complètes plutôt que de bénéficier de la voie abrégée, l’entreprise dominante a élevé artificiellement les barrières à l’entrée, ce qui constitue une pratique d’exclusion.
Cette interprétation est particulièrement visible dans l’analyse des effets du retrait de l’AMM sur les importations parallèles. En Suède, le retrait de l’AMM a conduit l’autorité nationale à révoquer les autorisations d’importation parallèle. L’entreprise soutenait ne pas être responsable de cette conséquence, qui résultait d’une application incorrecte du droit de l’Union par l’autorité suédoise. La Cour écarte cet argument, relevant que cette conséquence était non seulement prévisible, mais également recherchée par l’entreprise. Le comportement est jugé à l’aune de ses effets probables dans le contexte réglementaire et administratif existant au moment des faits.
La Cour confirme ainsi qu’une entreprise en position dominante ne peut exploiter les failles ou les pratiques prévisibles des autorités nationales pour mettre en œuvre une stratégie d’exclusion. La responsabilité de l’entreprise est engagée dès lors que son action est un maillon causal dans la restriction de la concurrence, même si un autre acteur, en l’occurrence une autorité publique, contribue au résultat final. Cette solution renforce la portée de l’article 102 TFUE en l’appliquant à des stratégies complexes qui exploitent l’ensemble de l’écosystème réglementaire pour parvenir à des fins anticoncurrentielles.