Par un arrêt du 6 juillet 2010, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a précisé l’étendue de la protection conférée par un brevet portant sur une information génétique, lorsque celle-ci est incorporée dans une matière où elle est devenue inerte.
En l’espèce, une société était titulaire d’un brevet européen protégeant une séquence d’ADN conférant à des plantes de soja une résistance à un certain type d’herbicide. Ce soja génétiquement modifié était cultivé à grande échelle dans un État tiers où l’invention n’était pas brevetée. Des tourteaux issus de la transformation de ce soja étaient ensuite importés dans l’Union européenne. Des analyses ont révélé la présence de la séquence d’ADN brevetée dans la farine de soja importée, qui est une matière morte dans laquelle l’information génétique n’exerce plus sa fonction de résistance. Le titulaire du brevet a alors engagé une action en contrefaçon contre plusieurs sociétés importatrices devant le Rechtbank ‘s-Gravenhage aux Pays-Bas. Les importateurs soutenaient que la protection du brevet ne pouvait être invoquée, dès lors que la séquence d’ADN n’exerçait plus sa fonction. Le titulaire du brevet revendiquait au contraire une protection absolue pour son produit, l’information génétique, indépendamment de l’exercice de sa fonction. Saisie de ce litige, la juridiction néerlandaise a adressé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice.
Il était ainsi demandé à la Cour si la protection conférée par un brevet sur une information génétique, en vertu de l’article 9 de la directive 98/44/CE, s’étend à une matière dans laquelle cette information est présente mais n’exerce plus sa fonction. La Cour était également interrogée sur le caractère exhaustif de l’harmonisation opérée par cette directive, et donc sur la possibilité pour une législation nationale d’offrir une protection plus étendue.
La Cour de justice répond que la protection prévue par la directive est subordonnée à l’exercice par l’information génétique de sa fonction dans la matière où elle se trouve. Elle juge que cette protection, ainsi délimitée, est issue d’une harmonisation exhaustive qui interdit aux États membres d’accorder une protection absolue à une séquence d’ADN en tant que telle. La solution retenue par la Cour repose ainsi sur une interprétation stricte de la condition de fonctionnalité de l’invention (I), dont elle tire des conséquences radicales quant à la portée harmonisatrice de la directive (II).
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**I. La protection subordonnée à l’exercice effectif de la fonction de l’information génétique**
La Cour de justice conditionne la protection du brevet à la manifestation actuelle de l’utilité de l’invention. Elle adopte pour cela une lecture littérale de l’exigence fonctionnelle posée par la directive (A) et écarte par conséquent toute protection fondée sur une fonctionnalité simplement passée ou potentielle (B).
**A. Une interprétation littérale de l’exigence fonctionnelle posée par la directive**
Pour définir l’étendue de la protection, la Cour s’attache au texte de l’article 9 de la directive qui dispose que la protection « s’étend à toute matière […] dans laquelle le produit est incorporé et dans laquelle l’information génétique est contenue et exerce sa fonction ». L’emploi du présent de l’indicatif (« exerce ») conduit les juges à considérer que la fonction doit être exercée actuellement et dans la matière même où l’information génétique est incorporée. Or, dans le cas d’espèce, la farine de soja est une matière morte, un simple résidu de traitement dans lequel la séquence d’ADN est présente à l’état vestigial.
La fonction pour laquelle le brevet a été délivré, à savoir la protection de la plante contre un herbicide, ne peut matériellement plus s’exercer dans un tel produit transformé. La Cour en déduit logiquement que la protection prévue par la directive est exclue. Cette interprétation est renforcée par l’économie générale de la directive qui, dès ses considérants et son article 5, subordonne la brevetabilité même d’une séquence d’ADN à la description concrète de son application industrielle et de sa fonction. Il serait donc incohérent d’accorder une protection à une séquence qui n’est plus en mesure d’exercer la fonction même qui a justifié sa brevetabilité.
**B. Le rejet d’une protection fondée sur la fonctionnalité passée ou potentielle**
Le titulaire du brevet soutenait que la protection devait s’appliquer dès lors que l’information génétique avait exercé sa fonction antérieurement dans la plante, ou qu’elle pourrait l’exercer à nouveau si elle était extraite de la farine et insérée dans un organisme vivant. La Cour de justice rejette fermement cette argumentation. Elle estime qu’une telle interprétation priverait de tout effet utile la condition de fonctionnalité expressément posée par le législateur. En effet, la fonctionnalité passée ou la potentialité future pourraient presque toujours être invoquées, ce qui reviendrait à accorder une protection quasi absolue à l’information génétique en tant que telle.
En refusant de protéger une potentialité, la Cour cantonne la protection à la réalité biologique et fonctionnelle de l’invention. La protection ne saurait donc être invoquée « au seul motif que la séquence d’ADN contenant l’information génétique pourrait en être extraite et remplir sa fonction dans une cellule d’un organisme vivant ». Une telle protection ne pourrait, le cas échéant, naître qu’à l’égard de cette nouvelle matière biologique, et non à l’égard du produit transformé d’où elle a été extraite. La Cour établit ainsi une frontière claire entre le champ de la protection et celui d’une simple présence matérielle de l’invention.
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**II. L’affirmation du caractère exhaustif de l’harmonisation opérée par la directive**
Au-delà de l’interprétation de l’article 9, la Cour affirme le caractère complet de l’harmonisation réalisée, excluant la survivance de régimes nationaux plus favorables (A). Elle étend ensuite cette solution dans le temps en l’appliquant aux brevets délivrés avant même l’adoption de la directive (B).
**A. La consécration d’une protection uniforme au détriment des droits nationaux**
La seconde question posée par la juridiction de renvoi portait sur le point de savoir si la directive, en définissant l’étendue de la protection, laissait aux États membres la faculté d’octroyer une protection absolue et inconditionnelle. La Cour répond par la négative, affirmant que l’article 9 « procède à une harmonisation exhaustive ». Pour parvenir à cette conclusion, elle s’appuie sur les objectifs de la directive, qui visent à éliminer les entraves aux échanges et à prévenir les divergences entre les législations nationales pour assurer le bon fonctionnement du marché intérieur.
Selon la Cour, une harmonisation minimale, qui permettrait à certains États d’offrir une protection plus large, irait à l’encontre de cet objectif d’uniformité et compromettrait l’équilibre recherché entre les intérêts des titulaires de brevets et ceux des autres opérateurs économiques. Par conséquent, la règle de la protection fonctionnelle posée par la directive n’est pas un socle minimal mais bien un plafond. Les États membres ne peuvent donc pas maintenir ou introduire une législation nationale qui accorderait une protection absolue au produit breveté « en tant que tel, qu’il exerce ou non la fonction qui est la sienne dans la matière le contenant ».
**B. L’application immédiate de la solution aux brevets antérieurs**
La portée de la décision est d’autant plus grande que la Cour la déclare applicable aux brevets délivrés avant l’adoption de la directive. Le brevet en cause ayant été octroyé en 1996, la question de l’application de la directive de 1998 se posait. En s’appuyant sur une jurisprudence constante, la Cour rappelle qu’une « règle nouvelle s’applique en principe immédiatement aux effets futurs d’une situation née sous l’empire de la règle ancienne ».
La non-application de la directive aux brevets antérieurs aurait eu pour effet de créer des régimes de protection différents au sein de l’Union et de maintenir une fragmentation du marché que l’harmonisation visait précisément à supprimer. En soumettant tous les brevets biotechnologiques au même régime de protection fonctionnelle, quelle que soit leur date de délivrance, la Cour assure la pleine efficacité de l’harmonisation et la cohérence du droit de l’Union. Elle confirme ainsi la prééminence des règles européennes harmonisées sur les éventuelles protections plus étendues qui auraient pu exister antérieurement dans certains droits nationaux.