Cour de justice de l’Union européenne, le 6 juillet 2023, n°C-166/22

Par un arrêt du 6 juillet 2023, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les modalités d’articulation entre la procédure d’autorisation d’un projet et le régime de dérogation à la protection stricte des espèces. En l’espèce, une association de résidents a contesté la légalité d’un permis de construire accordé par une agence d’aménagement du territoire en Irlande pour un projet de centre d’accueil des visiteurs et d’aménagements connexes. Le projet était situé dans une zone abritant des espèces animales faisant l’objet d’une protection stricte au titre de la directive 92/43/CEE, dite « directive Habitats ».

Saisie d’un recours, la High Court (Haute Cour, Irlande) a rejeté les moyens relatifs à l’autorisation elle-même, mais a maintenu l’examen d’un argument contestant la validité de la réglementation nationale transposant les articles 12 et 16 de la directive Habitats. La requérante soutenait que le droit irlandais était défaillant, car il ne prévoyait pas d’intégrer la procédure de dérogation au régime de protection des espèces au sein de la procédure d’autorisation du projet, privant ainsi le public de son droit de participer à la décision d’octroyer une telle dérogation. La juridiction irlandaise a donc saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle.

Il était ainsi demandé à la Cour si les articles 12 et 16 de la directive Habitats, lus le cas échéant à la lumière de la convention d’Aarhus sur la participation du public, exigent qu’une législation nationale intègre la procédure de dérogation dans la procédure d’autorisation d’un projet, y compris lorsque le besoin d’une telle dérogation n’est pas certain au moment de l’autorisation initiale.

La Cour de justice a répondu par la négative, en affirmant qu’une réglementation nationale transposant ces dispositions « ne saurait être considérée comme contraire à cette directive au motif qu’elle ne prévoit pas, d’une part, une procédure d’autorisation intégrant une décision d’une autorité compétente visant à déterminer s’il y a lieu de demander une dérogation au titre de l’article 16 de ladite directive en raison d’éléments identifiés après la délivrance de l’autorisation d’un projet et/ou si des enquêtes sont requises à cette fin, ni, d’autre part, la participation du public à cette procédure de dérogation ». Cette solution, qui consacre l’autonomie des procédures nationales (I), interroge néanmoins sur la portée effective de la protection des espèces et du contrôle public en matière environnementale (II).

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I. La consécration d’une dissociation procédurale entre l’autorisation du projet et la dérogation à la protection des espèces

La Cour de justice fonde sa décision sur une lecture littérale des textes applicables, en refusant d’imposer une fusion des procédures d’autorisation et de dérogation (A), ce qui renforce le rôle de l’évaluation environnementale réalisée en amont et du régime de sanction général (B).

A. L’absence d’obligation d’intégration textuelle

La Cour constate que ni la directive 92/43/CEE, ni la directive 2011/92/UE concernant l’évaluation des incidences des projets sur l’environnement, n’imposent formellement l’intégration de la procédure de dérogation de l’article 16 de la première dans celle de l’autorisation d’un projet. L’article 12 de la directive Habitats impose aux États membres une obligation de résultat, à savoir l’instauration d’un « système de protection stricte » pour certaines espèces, tandis que l’article 16 encadre les conditions dans lesquelles il peut y être dérogé. La Cour relève que ces dispositions « portent non pas sur les seules activités réalisées dans le cadre de projets […], mais sur toute activité humaine ».

En l’absence de disposition expresse dans le droit de l’Union, la juridiction européenne considère qu’il n’est pas possible d’exiger des États membres la création d’une procédure unique et intégrée. Elle note que si l’article 2 de la directive 2011/92 évoque la possibilité de procédures « coordonnées et/ou communes », il s’agit d’une faculté laissée aux États membres et non d’une obligation. De même, l’exigence de prévoir des mesures de suivi dans l’autorisation du projet n’implique pas que la procédure de dérogation doive y être formellement incluse. La Cour valide ainsi un système dualiste où la légalité d’un projet est appréciée indépendamment de l’éventuelle nécessité future de solliciter une dérogation.

B. La primauté de l’évaluation ex ante et du régime de sanction

La décision de la Cour repose implicitement sur l’idée que l’évaluation des incidences sur l’environnement, effectuée en amont de l’autorisation, constitue le moment clé pour identifier les risques pour les espèces protégées. Conformément à l’article 3 de la directive 2011/92, cette évaluation doit être complète et permettre « de déterminer si, à la date de cette évaluation, le projet concerné est susceptible d’avoir des effets interdits par l’article 12 de la directive 92/43 ». Si, à ce stade, la nécessité d’une dérogation n’est pas établie, l’autorisation peut être légalement délivrée.

Pour la Cour, la protection des espèces est ensuite assurée par le régime de droit commun, qui, en droit irlandais, érige en infraction pénale les actes interdits par l’article 12. Cette approche n’est pas jugée contraire à l’effet utile de la directive ni aux principes de précaution et d’action préventive. La responsabilité de respecter le système de protection stricte pèse donc sur le maître d’ouvrage durant toute la vie du projet. S’il s’avère que des actes de destruction ou de perturbation d’espèces protégées deviennent inévitables, il lui appartiendra alors de solliciter une dérogation selon la procédure distincte prévue à cet effet. Cette logique renforce l’autonomie du régime de sanction, mais elle reporte la question de la gestion des atteintes à l’environnement à une phase ultérieure à l’autorisation.

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II. Une interprétation restrictive limitant la portée de la participation du public

En validant la séparation des procédures, la Cour de justice prend le risque d’affaiblir le contrôle exercé par le public sur les atteintes potentielles aux espèces protégées (A), tout en réaffirmant avec force le principe de l’autonomie procédurale des États membres (B).

A. La dilution du contrôle public dans le temps

L’un des enjeux majeurs de l’affaire était de déterminer si le droit à la participation du public, garanti notamment par la convention d’Aarhus, s’étendait à la procédure de dérogation de l’article 16. La Cour écarte la question en jugeant que le litige ne porte pas sur une dérogation déjà accordée. Toutefois, en validant un système où la décision de déroger peut intervenir bien après l’autorisation du projet, elle crée une situation où le contrôle public risque d’être moins effectif. La procédure d’autorisation d’un projet, soumise à évaluation environnementale, bénéficie d’une publicité et d’une mobilisation importantes de la part des associations et des citoyens.

En revanche, une demande de dérogation introduite ultérieurement, potentiellement pour un impact spécifique et technique, pourrait ne pas faire l’objet du même degré de vigilance. La dissociation des procédures peut ainsi conduire à une fragmentation de la surveillance environnementale, où la décision la plus critique pour la survie d’une population locale d’une espèce protégée serait prise dans un cadre procédural moins transparent et moins ouvert à la contestation publique que l’autorisation initiale du projet. La solution retenue semble ainsi privilégier la sécurité juridique de l’autorisation initiale au détriment d’une vision intégrée et continue de la participation publique.

B. La réaffirmation de l’autonomie procédurale des États membres

La décision s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle constante qui reconnaît aux États membres une marge d’appréciation significative dans la mise en œuvre du droit de l’Union, pourvu que l’effet utile des directives soit préservé. En refusant d’imposer un modèle procédural unique, la Cour respecte la diversité des systèmes administratifs nationaux. Elle considère qu’un État membre est libre de choisir les instruments juridiques pour atteindre les objectifs de la directive Habitats, que ce soit par des procédures administratives intégrées ou par une combinaison d’autorisations et d’un régime de droit pénal.

Cet arrêt confirme que la Cour de justice n’entend pas se substituer aux législateurs nationaux pour définir en détail l’architecture des procédures environnementales. Pour elle, l’essentiel est que le système de protection stricte soit effectif et que les conditions de dérogation de l’article 16 soient respectées lorsqu’une telle demande est examinée. En l’espèce, la Cour estime qu’un régime qui « érige en infraction la commission des actes que les États membres doivent, conformément à l’article 12 de la directive 92/43, interdire », constitue une transposition suffisante. Cette approche pragmatique réaffirme le principe de l’autonomie procédurale, mais laisse en suspens la question de l’harmonisation des garanties offertes au public à travers l’Union.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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