Par un arrêt en date du 6 juin 2013, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie sur renvoi préjudiciel par la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division), a rendu une décision déterminante concernant l’interprétation du règlement (CE) n° 343/2003, dit « Dublin II ». L’affaire portait sur la détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée par un mineur non accompagné ayant formulé de telles demandes dans plusieurs États membres successivement.
En l’espèce, trois mineurs non accompagnés, ressortissants de pays tiers, avaient déposé une première demande d’asile dans un État membre, avant de se rendre au Royaume-Uni pour y déposer une seconde demande. Aucun membre de leur famille ne se trouvait légalement sur le territoire de l’Union européenne. Les autorités britanniques, appliquant le règlement n° 343/2003, ont cherché à transférer ces mineurs vers les États membres où ils avaient initialement introduit leur demande, estimant que ces derniers étaient responsables de l’examen de leur dossier.
Les mineurs ont contesté ces décisions de transfert devant les juridictions britanniques. Après un jugement de première instance défavorable rendu par la High Court of Justice (England & Wales), ils ont interjeté appel devant la Court of Appeal. Cette dernière, confrontée à une difficulté d’interprétation, a sursis à statuer pour interroger la Cour de justice. La question de droit posée consistait à savoir si, dans le cas d’un mineur non accompagné sans famille dans l’Union ayant déposé des demandes d’asile dans plusieurs États, l’article 6, second alinéa, du règlement n° 343/2003 désigne comme responsable l’État membre de la première demande ou celui où le mineur se trouve après y avoir introduit une nouvelle demande.
À cette question, la Cour de justice répond que la disposition « doit être interprétée en ce sens que, dans des circonstances telles que celles au principal, […] il désigne comme l’«État membre responsable» l’État membre dans lequel se trouve ce mineur après y avoir déposé une demande d’asile ». Cette solution, qui privilégie la situation de fait du mineur au moment de sa dernière demande, repose sur une interprétation finaliste du règlement, fortement influencée par la protection des droits fondamentaux (I), tout en définissant une exception significative mais encadrée au mécanisme de détermination de l’État responsable (II).
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I. Une interprétation finaliste du règlement au service de la protection du mineur
La Cour fonde sa décision sur une analyse qui combine une approche textuelle et téléologique du règlement (A) avec une application directe et primordiale de l’intérêt supérieur de l’enfant, tel que garanti par le droit de l’Union (B).
A. Une lecture contextuelle écartant une application mécanique
La Cour de justice procède à une analyse littérale minutieuse pour justifier sa position. Elle relève que le législateur de l’Union a utilisé des formulations distinctes au sein même du règlement pour désigner l’État membre responsable. Alors que l’article 13 du règlement vise explicitement « le premier État membre auprès duquel la demande a été présentée », l’article 6, second alinéa, se contente de mentionner « l’État membre dans lequel le mineur a introduit sa demande d’asile ». Pour la Cour, cette différence terminologique n’est pas fortuite ; elle traduit une volonté délibérée de ne pas systématiquement renvoyer au critère de la première demande lorsqu’il s’agit d’un mineur non accompagné.
En conséquence, la Cour estime que « l’expression «l’État membre […] dans lequel le mineur a introduit sa demande d’asile» ne saurait être comprise comme indiquant «le premier État membre dans lequel le mineur a introduit sa demande d’asile» ». Cette interprétation s’éloigne d’une stricte chronologie et s’attache à la situation présente du demandeur. La Cour privilégie ainsi une approche qui tient compte de l’objectif de la disposition, lequel est d’offrir une protection spécifique à une catégorie de personnes particulièrement vulnérables.
B. La consécration de l’intérêt supérieur de l’enfant comme critère déterminant
Au-delà de l’analyse textuelle, le raisonnement de la Cour est principalement guidé par une exigence fondamentale : la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant. La Cour rappelle que le règlement doit être lu à la lumière des droits fondamentaux reconnus par l’Union, et notamment de l’article 24, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Cette disposition impose que « dans tous les actes relatifs aux enfants, […] l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ».
L’application de ce principe à l’article 6, second alinéa, du règlement conduit la Cour à considérer que l’intérêt du mineur non accompagné commande d’éviter de prolonger inutilement la procédure de détermination de l’État responsable. Un transfert vers un autre État membre serait contraire à cet impératif de célérité et risquerait de nuire à la situation déjà précaire du mineur. En désignant l’État où le mineur se trouve, la Cour garantit un « accès rapide aux procédures de détermination de la qualité de réfugié ». La solution retenue transforme ainsi l’intérêt supérieur de l’enfant en un principe directeur d’interprétation, capable d’infléchir les règles de compétence établies par le système de Dublin.
II. La portée d’une solution protectrice mais encadrée
La décision renforce le statut particulier des mineurs non accompagnés dans le droit d’asile de l’Union (A), tout en posant des limites claires pour prévenir les détournements de procédure (B).
A. Le renforcement du statut dérogatoire du mineur non accompagné
En faisant de l’État de présence du mineur l’État responsable, la Cour crée une exception notable aux principes généraux du règlement Dublin II, qui visent avant tout à lutter contre les demandes multiples en instaurant un critère de responsabilité unique fondé sur la première demande. Cette jurisprudence établit que la vulnérabilité inhérente au statut de mineur non accompagné justifie un traitement différencié, qui priorise sa stabilité et son besoin de prise en charge immédiate sur la logique administrative de renvoi.
La portée de cet arrêt est considérable car il soustrait de fait les mineurs non accompagnés, en l’absence de famille, à l’application du critère de l’État de première demande. Cette solution pragmatique vise à éviter le préjudice supplémentaire que constituerait un transfert pour un enfant déjà fragilisé par son parcours migratoire. La Cour ancre ainsi la protection du mineur non seulement dans l’esprit mais aussi dans la lettre de la procédure de Dublin, en faisant de sa présence physique sur un territoire le critère de compétence par défaut.
B. Une dérogation circonscrite prévenant les risques de « forum shopping »
La Cour prend soin de préciser que cette interprétation protectrice n’ouvre pas la voie à des demandes d’asile successives illimitées, une pratique souvent qualifiée de « forum shopping ». Elle anticipe l’argument selon lequel un mineur pourrait contraindre n’importe quel État membre à examiner sa demande après un premier rejet. Pour écarter ce risque, la Cour se réfère à la directive 2005/85/CE relative aux procédures d’asile.
Elle rappelle que cette directive permet à un État membre de déclarer une demande irrecevable, notamment lorsque « le demandeur a introduit une demande identique après une décision finale ». Ainsi, la solution de l’arrêt ne s’applique qu’à la phase de détermination de l’État responsable, lorsque aucune décision définitive sur le fond de la demande d’asile n’a encore été prise. Une fois qu’un État membre a examiné et statué définitivement sur une demande, un autre État membre n’est pas tenu de procéder à un nouvel examen au fond. La portée de la décision est donc bien délimitée : elle vise à assurer une prise en charge rapide et stable du mineur non accompagné, sans pour autant remettre en cause le principe de l’examen unique d’une demande d’asile au sein de l’Union.