Par un arrêt du 6 juin 2018, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie sur renvoi préjudiciel par le Supremo Tribunal de Justiça portugais, a précisé l’interprétation de l’article 15 du règlement (CE) n° 1346/2000 du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité.
En l’espèce, un prestataire de services avait engagé une action en paiement de ses honoraires et en indemnisation pour inexécution contractuelle devant les juridictions portugaises à l’encontre d’une société établie au Luxembourg. En cours d’instance, cette dernière a été déclarée en faillite par une décision du tribunal d’arrondissement de Luxembourg. Le Tribunal de Comarca de Lisboa, puis le Tribunal da Relação de Lisboa en appel, ont prononcé un non-lieu à statuer, considérant que, conformément au droit portugais, l’instance était devenue sans objet du fait de l’ouverture de la procédure d’insolvabilité. Ils ont estimé que les effets de cette procédure sur l’instance en cours au Portugal étaient régis par la loi portugaise, en application de l’article 15 du règlement. Le créancier a formé un pourvoi devant le Supremo Tribunal de Justiça, soutenant que l’article 15 ne s’appliquait qu’aux instances portant sur un bien ou un droit déterminé et non à une simple action en paiement. Selon lui, il convenait d’appliquer la règle générale de l’article 4 du règlement, soit la loi de l’État d’ouverture de la procédure d’insolvabilité, en l’occurrence la loi luxembourgeoise, qui n’imposait pas l’extinction de l’instance.
La question posée à la Cour de justice visait donc à déterminer si l’article 15 du règlement, qui soumet les effets de la procédure d’insolvabilité sur une instance en cours à la loi de l’État membre où cette instance se déroule (*lex fori processus*), s’applique à une action tendant à la condamnation d’un débiteur au paiement d’une somme d’argent.
La Cour répond par l’affirmative, jugeant que l’article 15 « doit être interprété en ce sens qu’il s’applique à une instance en cours devant une juridiction d’un État membre ayant pour objet la condamnation d’un débiteur au paiement d’une somme d’argent ». Elle apporte toutefois une précision essentielle en distinguant les actions au fond visant à la constatation d’une créance, qui relèvent de cet article, des procédures d’exécution forcée, qui en sont exclues. La Cour consacre ainsi une conception large de l’exception prévue à l’article 15, fondée sur les objectifs du règlement (I), tout en la circonscrivant aux seules actions déclaratoires afin de préserver les principes fondamentaux de la procédure collective (II).
***
**I. L’interprétation extensive de l’exception en faveur de la *lex fori processus***
La Cour de justice opte pour une application large de la règle de conflit de l’article 15, écartant une lecture littérale et restrictive de ses termes. Pour ce faire, elle se fonde sur une analyse téléologique et systémique du règlement (A), tout en confirmant que l’objet de l’action doit concerner le patrimoine du débiteur dessaisi (B).
**A. Le dépassement des ambiguïtés littérales par une approche téléologique**
Face aux divergences entre les versions linguistiques de l’article 15, la Cour refuse de s’en tenir à une interprétation purement textuelle. Elle observe que si certaines versions, comme la française, évoquent « un bien ou un droit dont le débiteur est dessaisi », d’autres, comme l’allemande ou l’espagnole, font référence à « un bien ou un droit de la masse ». Cette ambiguïté rendait possible une interprétation restrictive limitant le champ de l’article aux seules actions réelles ou portant sur un droit spécifique. La Cour écarte cette voie en s’appuyant sur les finalités du règlement.
Elle rappelle que, selon le considérant 8, l’un des objectifs majeurs est « d’améliorer et à accélérer les procédures d’insolvabilité ayant des effets transfrontaliers ». Or, soumettre une action en paiement à la loi de l’État d’ouverture de la procédure d’insolvabilité (*lex concursus*) obligerait le juge saisi de l’instance au fond à appliquer une loi étrangère pour déterminer le sort de la procédure. Une telle démarche, complexe et source de délais, irait à l’encontre de l’objectif d’efficacité procédurale. En soumettant l’incident à la *lex fori processus*, l’article 15 permet au juge de statuer rapidement sur les conséquences de l’insolvabilité en appliquant son propre droit, ce qui simplifie et accélère le traitement du litige.
**B. La confirmation de l’application aux actions relatives à la masse d’insolvabilité**
L’interprétation retenue par la Cour établit que l’expression « un bien ou un droit dont le débiteur est dessaisi » ne vise pas un actif spécifiquement identifié mais doit être comprise de manière plus large. Elle désigne tout bien ou droit relevant de la masse de l’insolvabilité. Dès lors qu’une action a pour objet de faire reconnaître une créance pécuniaire, elle concerne par nature le passif du débiteur et, par voie de conséquence, affecte la composition de la masse destinée aux créanciers. Le dessaisissement du débiteur, effet majeur de l’ouverture de la procédure, place l’ensemble de son patrimoine sous le contrôle de la procédure collective.
Ainsi, une action en paiement, même si elle ne porte pas sur la propriété d’un bien particulier, concerne bien « un droit » qui, s’il est reconnu, aura une incidence directe sur le patrimoine appréhendé par l’insolvabilité. En liant l’application de l’article 15 à la notion de masse, la Cour adopte une lecture cohérente avec l’article 4, paragraphe 2, sous f), du règlement, qui distingue les « instances en cours » des autres poursuites, sans limiter les premières aux seules actions réelles. L’essentiel est que l’instance porte sur un élément du patrimoine du débiteur, actif ou passif, affecté par le dessaisissement.
***
**II. La portée de la solution circonscrite aux actions en constatation de créance**
Si la Cour consacre une interprétation large du champ d’application de l’article 15, elle en précise les limites de manière décisive. La solution retenue renforce l’efficacité procédurale (A) mais veille à ne pas compromettre le principe d’égalité des créanciers en excluant de son champ les voies d’exécution (B).
**A. Le renforcement de la sécurité juridique et de l’efficacité procédurale**
En validant l’application de la *lex fori processus* aux actions en paiement, la Cour apporte une clarification bienvenue pour les praticiens. Le sort d’une instance en cours lors de l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité dans un autre État membre est ainsi déterminé par une loi connue du juge saisi : la sienne. Ce dernier n’a pas à rechercher le contenu du droit étranger de l’insolvabilité, ce qui prévient les risques d’erreur et les retards. Le créancier poursuivant sait également que les effets de l’insolvabilité sur son action dépendront des règles de procédure locales, qu’il s’agisse d’une suspension de l’instance, de sa reprise par le syndic ou de son extinction.
Cette solution favorise une issue rapide et prévisible de l’incident procédural. Elle permet au créancier d’obtenir une décision sur le bien-fondé et le montant de sa créance dans des délais maîtrisés, afin de pouvoir ensuite la déclarer au passif de la procédure d’insolvabilité dans l’État d’ouverture. La solution apparaît donc comme éminemment pragmatique, privilégiant la simplicité et l’accélération du traitement judiciaire, conformément à l’esprit du règlement.
**B. La nécessaire exclusion des procédures d’exécution forcée**
La Cour prend soin de distinguer l’action en cours de l’exécution forcée. Elle juge que l’article 15 s’applique aux « actions en constatation d’obligations pécuniaires qui se limitent à déterminer les droits et les obligations du débiteur, sans impliquer leur réalisation ». En revanche, les procédures d’exécution forcée en sont exclues. Cette distinction est fondamentale car elle préserve l’un des piliers du droit de l’insolvabilité : le principe d’égalité de traitement des créanciers (*par condicio creditorum*).
Autoriser un créancier à poursuivre une saisie ou toute autre mesure d’exécution en application de la loi de l’État où cette mesure a lieu reviendrait à lui conférer un avantage injustifié au détriment de la collectivité des autres créanciers. Cela viderait de sa substance le caractère collectif et universel de la procédure principale. La Cour rappelle que le règlement lui-même, notamment à travers son article 20, paragraphe 1, s’oppose aux poursuites individuelles et organise la restitution à la masse des biens obtenus par des voies d’exécution. La solution clarifie donc la frontière : l’article 15 facilite la reconnaissance des créances, mais ne saurait en permettre le recouvrement individuel en dehors de la procédure collective.