Par un arrêt en date du 6 octobre 2025, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur les limites du droit exclusif du titulaire d’une marque dans l’environnement numérique. En l’espèce, une société titulaire d’une marque notoirement connue dans le secteur de la vente au détail a constaté qu’un concurrent utilisait un signe identique à sa marque comme mot-clé dans un service de référencement payant sur internet. La recherche de ce mot-clé déclenchait l’affichage d’un lien promotionnel dirigeant les internautes vers le site du concurrent. La société titulaire de la marque a alors agi en justice pour faire cesser cet usage qu’elle estimait contrefaisant.
La procédure a d’abord été portée devant le Tribunal de l’Union européenne, qui a rejeté la demande de la société titulaire de la marque. Les juges du fond ont considéré que l’annonce publicitaire litigieuse ne prêtait pas à confusion. Elle permettait en effet à un internaute normalement informé et raisonnablement attentif d’identifier que les produits ou services proposés ne provenaient pas du titulaire de la marque mais bien de son concurrent. La société requérante a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice. Elle soutenait que le Tribunal avait commis une erreur de droit en jugeant que l’usage de sa marque en tant que mot-clé ne portait pas atteinte à la fonction essentielle de celle-ci.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si la réservation d’un mot-clé correspondant à une marque enregistrée constituait une atteinte à cette marque lorsque l’annonce publicitaire qui en résulte ne suggère aucune provenance commune des produits. En d’autres termes, il s’agissait de savoir si la fonction d’indication d’origine de la marque était compromise du seul fait de l’usage du signe à titre de mot-clé par un tiers.
La Cour de justice a répondu par la négative en rejetant le pourvoi. Elle a confirmé l’analyse du Tribunal en jugeant que l’atteinte à la fonction d’indication d’origine de la marque n’est pas caractérisée si la publicité affichée permet à l’utilisateur de savoir que les biens ou services ne proviennent pas du titulaire de la marque. La Cour a ainsi précisé que « le pourvoi est rejeté », entérinant une appréciation concrète des conditions d’affichage de l’annonce publicitaire. Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence établie qui privilégie une approche fonctionnelle de la protection des marques (I), tout en clarifiant la charge qui pèse sur les titulaires de marques dans la surveillance de leurs droits en ligne (II).
I. La consolidation d’une approche fonctionnelle de la protection de la marque
La décision de la Cour de justice confirme que l’appréciation d’une atteinte à une marque sur internet doit se fonder sur l’analyse concrète de sa fonction d’indication d’origine (A), en se plaçant du point de vue de l’utilisateur final (B).
A. La primauté de la fonction d’indication d’origine
Le droit des marques confère à son titulaire un droit exclusif qui lui permet de s’opposer à l’usage de signes identiques ou similaires pour des produits ou services identiques ou similaires. Cet usage est interdit lorsqu’il porte atteinte ou est susceptible de porter atteinte aux fonctions de la marque, et notamment à sa fonction essentielle qui est de garantir aux consommateurs l’identité d’origine du produit ou du service désigné par la marque.
Dans le cas du référencement payant, la jurisprudence considère que le titulaire de la marque ne peut interdire l’usage de sa marque comme mot-clé que si cet usage a pour effet d’induire l’internaute en erreur sur l’origine des produits ou des services. La Cour rappelle ici implicitement que la seule réservation du mot-clé n’est pas en soi répréhensible. L’analyse doit porter sur l’annonce qui est effectivement présentée à l’utilisateur, car c’est elle qui est susceptible, ou non, de créer une confusion dans son esprit.
B. Le critère de l’internaute normalement informé et raisonnablement attentif
Pour apprécier le risque de confusion, la Cour mobilise le critère constant de l’internaute normalement informé et raisonnablement attentif. Ce standard permet d’évaluer si un consommateur moyen est susceptible de croire, à la vue de l’annonce, que les produits du concurrent proviennent du titulaire de la marque ou d’une entreprise économiquement liée.
En l’espèce, la Cour entérine la décision du Tribunal qui avait procédé à une analyse factuelle de l’annonce litigieuse. Le Tribunal avait constaté que celle-ci ne contenait aucune mention de la marque et qu’elle identifiait clairement le concurrent comme étant l’annonceur. Par conséquent, l’internaute attentif était en mesure de comprendre qu’il s’agissait d’une offre alternative et non d’une offre émanant du titulaire de la marque. En confirmant ce raisonnement, la Cour souligne que l’atteinte à la marque n’est pas constituée lorsque la présentation de l’annonce est suffisamment claire pour écarter tout risque de confusion.
L’arrêt renforce ainsi une jurisprudence pragmatique qui examine les circonstances spécifiques de chaque cas. Il convient désormais d’analyser la portée de cette solution pour les acteurs économiques.
II. La portée de la solution pour la concurrence sur le marché numérique
En validant l’approche du Tribunal, la Cour de justice opère une délimitation précise des droits du titulaire de la marque (A), ce qui emporte des conséquences significatives sur les stratégies de protection des marques en ligne (B).
A. L’équilibre entre protection de la marque et libre concurrence
La solution retenue par la Cour de justice établit un équilibre entre la protection légitime des droits de propriété intellectuelle et la nécessité de préserver une concurrence saine et loyale. Une interdiction de principe de l’usage de marques comme mots-clés par des concurrents aurait pour effet de cloisonner le marché numérique et de limiter l’information accessible au consommateur.
La décision commentée confirme que le droit des marques n’a pas pour objet de protéger ses titulaires contre les pratiques concurrentielles qui sont par ailleurs loyales. Un concurrent est en droit de proposer une alternative aux produits ou services du titulaire d’une marque, y compris en utilisant cette marque pour cibler les consommateurs intéressés, à la condition que la publicité soit transparente quant à l’origine de l’offre. La Cour refuse ainsi de conférer au titulaire de la marque un monopole sur la visibilité de son signe dans l’espace publicitaire numérique.
B. Les implications pour les stratégies de surveillance des titulaires de marques
La portée de cet arrêt est avant tout pratique. Il est désormais clairement établi que les titulaires de marques ne peuvent plus se contenter d’invoquer la simple utilisation de leur marque comme mot-clé pour obtenir gain de cause. Leur action doit être fondée sur la preuve d’un risque de confusion réel, découlant directement de la manière dont l’annonce est formulée et présentée.
Cela impose aux entreprises une surveillance plus fine et plus qualitative de l’usage de leurs marques sur internet. Elles doivent collecter des éléments de preuve portant non seulement sur la réservation des mots-clés, mais surtout sur le contenu des annonces publicitaires affichées. La charge de la preuve d’une atteinte à la fonction d’origine repose donc entièrement sur le titulaire de la marque, qui doit démontrer que l’internaute, malgré une attention normale, a pu être trompé sur l’origine des biens ou des services.