Cour de justice de l’Union européenne, le 6 juin 2024, n°C-255/23

Un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, rendu en chambre, vient éclairer les obligations procédurales pesant sur une juridiction nationale ayant initié un renvoi préjudiciel. Dans deux affaires pénales distinctes jointes pour les besoins de la procédure, un tribunal letton était confronté à la question de la participation par vidéoconférence d’accusés résidant dans d’autres États membres, l’un en Lituanie et l’autre en Allemagne. Cette interrogation découlait d’une interprétation stricte du droit national par la Cour suprême de Lettonie, qui semblait exiger le recours à des instruments de coopération judiciaire complexes, tels qu’une décision d’enquête européenne, même pour une simple participation à distance aux audiences.

La juridiction lettone, confrontée à des obstacles pratiques et juridiques, notamment le refus des autorités allemandes de prêter leur concours dans l’une des affaires, a saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Celles-ci portaient sur l’interprétation de la directive 2014/41 relative à la décision d’enquête européenne et de la directive 2016/343 sur le renforcement de la présomption d’innocence, afin de déterminer si un accusé pouvait participer à son procès par vidéoconférence sans l’émission d’une décision d’enquête formelle. Cependant, après avoir formulé ces demandes, la juridiction de renvoi a informé la Cour qu’elle n’avait pas suspendu les procédures nationales et qu’elle avait poursuivi les audiences, examinant des preuves et faisant comparaître les accusés, soit en personne, soit par vidéoconférence.

Le problème de droit qui se posait dès lors à la Cour de justice ne concernait plus le fond de la participation par vidéoconférence, mais la recevabilité même des questions posées. Il s’agissait de déterminer si des questions préjudicielles conservent leur objet lorsqu’une juridiction nationale, après les avoir soumises, poursuit la procédure au principal en accomplissant des actes de nature à priver de leur utilité pratique la réponse attendue de la Cour.

À cette question, la Cour de justice répond par un non-lieu à statuer. Elle considère que la continuation des procédures au principal, notamment par l’examen de preuves relatives aux accusations, est susceptible de vider les questions préjudicielles de leur objet et de leur intérêt pour la solution des litiges. En agissant de la sorte, la juridiction de renvoi a rendu la réponse de la Cour potentiellement sans effet utile, transformant sa saisine en une demande d’avis consultatif, ce que les traités ne permettent pas. La décision de la Cour repose sur une conception exigeante du dialogue des juges, dont l’orthodoxie procédurale conditionne l’efficacité (I), et emporte des conséquences significatives sur le rôle et les responsabilités du juge national dans le cadre de ce dialogue (II).

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**I. Le rappel à l’orthodoxie procédurale du renvoi préjudiciel**

La décision de la Cour de ne pas statuer s’analyse comme un rappel ferme des conditions d’exercice du renvoi préjudiciel. Elle fonde son raisonnement sur la finalité même du dialogue des juges, qui exclut toute fonction consultative (A), et réaffirme l’importance du principe de suspension de la procédure nationale comme une garantie de l’utilité de sa propre intervention (B).

**A. La finalité du dialogue des juges comme critère de recevabilité**

La Cour rappelle avec constance que le mécanisme de l’article 267 TFUE instaure un « dialogue de juge à juge » destiné à assurer l’unité d’interprétation du droit de l’Union. Cette coopération n’a pas pour objet de formuler des avis consultatifs sur des questions générales ou hypothétiques, mais de fournir au juge national les éléments d’interprétation nécessaires à la solution du litige concret dont il est saisi. L’effet utile de l’arrêt préjudiciel constitue ainsi le critère directeur de la recevabilité d’une demande.

En l’espèce, la Cour constate que la juridiction de renvoi a poursuivi les procédures au principal en menant des actes, tels que l’audition de témoins et l’examen de preuves, qui touchent directement à l’objet des questions posées. Ces actes « sont susceptibles de vider les questions préjudicielles relatives à la possibilité pour la personne poursuivie de participer à la procédure par vidéoconférence de leur objet et de leur intérêt au regard des litiges au principal ». En continuant d’instruire les affaires, le tribunal letton a potentiellement rendu sans objet la réponse qu’il sollicitait, car il pourrait avoir déjà tranché en pratique les modalités de participation des accusés avant même de recevoir l’interprétation du droit de l’Union. La Cour refuse ainsi de prendre le risque de rendre une décision qui n’aurait plus d’incidence sur l’issue du procès, ce qui contreviendrait à sa fonction juridictionnelle.

**B. La suspension de la procédure nationale comme garantie de l’effet utile**

Pour garantir cet effet utile, l’article 23, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne prévoit que la saisine de la Cour à titre préjudiciel suspend la procédure nationale. La Cour de justice a certes admis par le passé que cette suspension pouvait ne pas être absolue, en autorisant le juge national à prendre des mesures provisoires ou à accomplir des actes de procédure non liés aux questions posées. Cependant, elle fixe une limite claire à cette exception : ces actes ne doivent pas être « de nature à empêcher la juridiction de renvoi de se conformer » à la future décision préjudicielle.

Dans le cas présent, la Cour estime que cette limite a été franchie. En procédant à l’examen des preuves et en organisant la comparution des accusés, la juridiction de renvoi a accompli des actes qui ne sont pas détachables des interrogations soumises à la Cour. Ces actes portaient précisément sur la manière dont le procès devait se dérouler en présence ou en l’absence des prévenus, soit l’objet même des questions préjudicielles. La décision de la Cour sanctionne donc une gestion de la procédure qui a méconnu l’économie du renvoi préjudiciel et le principe de coopération loyale en prenant le risque de rendre l’intervention de la Cour inopérante.

Cette position rigoureuse n’est pas sans portée, tant pour la juridiction de renvoi que pour l’ensemble des juridictions nationales.

**II. La portée d’un refus de statuer fondé sur le comportement de la juridiction de renvoi**

En déclarant le non-lieu à statuer, la Cour de justice adresse un message clair qui s’apparente à une sanction implicite de la pratique suivie par le juge national (A) tout en œuvrant à la préservation de l’intégrité et de l’économie du mécanisme préjudiciel (B).

**A. Une sanction implicite de la pratique du juge national**

Le refus de répondre laisse la juridiction de renvoi seule face aux doutes qu’elle avait elle-même soulevés. Le tribunal letton se retrouve privé de l’interprétation du droit de l’Union qu’il jugeait nécessaire pour trancher le litige conformément aux exigences européennes. Il devra donc statuer sur la participation des accusés par vidéoconférence en se fondant sur son droit national, et notamment l’interprétation de sa Cour suprême, au risque de rendre une décision contraire au droit de l’Union. La décision commentée illustre ainsi le risque pris par un juge national qui, peut-être soucieux de respecter le droit à un procès dans un délai raisonnable, ne respecte pas entièrement les contraintes procédurales du renvoi préjudiciel.

Cette issue met en lumière la tension qui peut exister entre les différentes exigences procédurales. Si l’intention du juge national de ne pas paralyser entièrement la procédure peut être comprise, la décision de la Cour réaffirme la primauté de la coopération loyale et de l’effet utile de ses propres décisions. Elle contraint indirectement les juridictions nationales à une appréciation plus stricte de la nécessité de suspendre leur procédure, en particulier lorsque les actes envisagés sont indissociables des questions posées.

**B. La préservation de l’économie du mécanisme préjudiciel**

Au-delà du cas d’espèce, la décision a une portée systémique. En refusant de répondre à des questions devenues potentiellement hypothétiques, la Cour préserve l’économie de la procédure préjudicielle et évite de devenir une simple chambre de consultation. Si elle avait accepté de répondre, elle aurait ouvert la voie à ce que des juridictions nationales la saisissent tout en poursuivant l’instruction de leur affaire, quitte à rendre la réponse de la Cour obsolète. Une telle pratique aurait pour effet de surcharger la Cour de questions qui ne sont pas indispensables à la solution des litiges et de dénaturer sa mission.

Cet arrêt a donc une fonction pédagogique et dissuasive. Il rappelle à l’ensemble des juridictions des États membres que le renvoi préjudiciel est un instrument de coopération exigeant, qui implique des obligations réciproques. La Cour de justice se montre gardienne non seulement de l’interprétation uniforme du droit de l’Union, mais aussi de l’intégrité procédurale du dialogue qu’elle entretient avec les juges nationaux, condition essentielle de l’autorité et de l’efficacité de son office.

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Hassan KOHEN
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