Cour de justice de l’Union européenne, le 6 mai 2010, n°C-145/08

Par un arrêt en date du 6 mai 2010, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie de deux demandes préjudicielles par le Conseil d’État hellénique, a apporté des clarifications substantielles sur le régime juridique des contrats publics complexes et sur l’étendue du droit à un recours effectif en matière de marchés publics. Ces affaires jointes soulevaient, d’une part, la question de l’assujettissement aux directives sur les marchés publics d’un contrat mixte portant principalement sur une cession d’actions d’une entreprise publique et, d’autre part, celle des modalités procédurales d’exercice du droit au recours par les membres d’un groupement d’entreprises soumissionnaire.

Dans la première affaire, la privatisation partielle d’une entreprise publique exploitant un casino avait été organisée au moyen d’un contrat unique. Ce dernier prévoyait la cession de 49 % des actions de la société, l’attribution de sa gestion à l’acquéreur pour une durée déterminée, ainsi que la réalisation par celui-ci d’un plan de développement immobilier. Un groupement évincé a contesté la procédure, amenant la juridiction nationale à interroger la Cour sur la qualification de ce montage au regard du droit de l’Union. Dans la seconde affaire, relative à l’attribution d’un marché de travaux pour la construction d’une mairie, le groupement déclaré adjudicataire s’est vu opposer un refus par une autorité administrative tierce, en raison d’une situation d’incompatibilité concernant l’un de ses membres. Seul ce dernier a formé un recours en annulation, alors que le droit national, tel qu’interprété par la juridiction de renvoi, exigeait une action conjointe de tous les membres du groupement. Cette règle procédurale, combinée à l’exigence d’une annulation préalable de l’acte litigieux pour pouvoir prétendre à des dommages-intérêts, privait de fait le membre concerné de toute voie de droit.

La juridiction de renvoi a donc demandé à la Cour, en substance, si un contrat mixte dont l’objet principal est une cession de capital échappe aux directives sur les marchés publics. Elle l’a également interrogée sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une règle de procédure nationale qui, en imposant une action en justice conjointe à tous les membres d’un groupement, rend en pratique impossible l’obtention d’une réparation pour un membre agissant individuellement. En réponse, la Cour de justice a jugé qu’un contrat mixte dont l’objet principal ne relève pas des directives sur les marchés publics est, dans son ensemble, exclu de leur champ d’application. Elle a par ailleurs affirmé que le principe de protection juridictionnelle effective s’oppose à une réglementation nationale qui prive un membre d’un groupement de la possibilité de demander individuellement réparation du préjudice subi du fait d’une décision illégale. La Cour de justice, par cette décision, précise ainsi les contours d’application du droit des marchés publics (I), tout en garantissant l’effectivité des voies de recours offertes aux opérateurs économiques (II).

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I. L’application du critère de l’objet principal comme modalité d’exclusion des contrats mixtes du droit des marchés publics

La Cour de justice confirme la méthode de qualification des contrats mixtes fondée sur la recherche de leur élément prépondérant, aboutissant ici à une exclusion complète du champ d’application des directives sectorielles.

A. La méthode de l’indivisibilité et de la prépondérance pour la qualification du contrat

Face à un contrat composite, la Cour applique une grille d’analyse établie pour déterminer le régime juridique applicable. Elle examine si les différents volets du contrat, en l’espèce une vente d’actions, une prestation de services de gestion et l’exécution de travaux, « sont liés d’une manière inséparable et forment ainsi un tout indivisible ». En l’occurrence, l’opération de privatisation partielle, lancée par un appel d’offres unique, visait à sélectionner un partenaire disposant à la fois de la capacité financière pour l’achat des actions et de l’expérience pour l’exploitation du casino. Cette finalité unique a conduit la Cour à reconnaître le caractère indivisible de l’ensemble contractuel.

Une fois l’indivisibilité établie, la qualification juridique de l’opération globale dépend de la nature de son objet principal. La Cour approuve l’analyse de la juridiction de renvoi selon laquelle la cession de 49 % des actions constituait l’élément prépondérant du contrat. Les volets « services » et « travaux » n’apparaissaient que comme des accessoires à cette transaction en capital. Cette appréciation se fonde notamment sur le fait que les revenus escomptés de la participation au capital étaient nettement plus importants et pérennes que la rémunération prévue pour la prestation de gestion, limitée à dix ans. La Cour réaffirme ainsi que « l’opération en cause doit être examinée dans son ensemble de manière unitaire aux fins de sa qualification juridique et doit être appréciée sur la base des règles qui régissent le volet qui constitue l’objet principal ou l’élément prépondérant du contrat ».

B. L’exclusion distributive des directives « marchés » et « recours »

La qualification du contrat emporte des conséquences déterminantes sur le droit applicable. La Cour rappelle qu’une « cession d’actions à un soumissionnaire dans le cadre d’une opération de privatisation d’une entreprise publique ne relève pas des directives en matière de marchés publics ». Dès lors que l’objet principal du contrat mixte est lui-même en dehors du champ d’application de ces directives, l’ensemble du contrat s’en trouve logiquement exclu. Cette conclusion s’impose indépendamment du fait que les objets accessoires, pris isolément, auraient pu relever de la qualification de marché public de services ou de travaux.

Par conséquent, les règles de passation prévues par la directive 92/50/CEE n’étaient pas applicables. De manière corrélative, le régime de protection juridictionnelle spécifique organisé par la directive 89/665/CEE, dite « directive recours », est également écarté. L’application de cette dernière directive présuppose en effet que la procédure de passation contestée relève de l’une des directives sectorielles sur les marchés publics. En l’espèce, le contrat étant qualifié de transaction en capital hors champ, les garanties procédurales spécifiques qu’elle institue ne pouvaient être invoquées. La Cour prend soin de noter que cette exclusion ne soustrait pas le contrat à tout contrôle au regard du droit de l’Union, les principes généraux du traité, tels que la liberté d’établissement et de circulation des capitaux, demeurant applicables.

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II. La consécration du droit au recours individuel en indemnisation comme corollaire du principe d’effectivité

Si la Cour écarte l’application de la directive « recours », elle mobilise le principe général de protection juridictionnelle effective pour censurer une règle de procédure nationale qui anéantissait les droits d’un opérateur économique.

A. Le champ d’application de la directive « recours » strictement circonscrit aux actes du pouvoir adjudicateur

Dans la seconde affaire, la Cour examine d’abord si la situation relevait du champ d’application de la directive 89/665/CEE. La décision contestée n’émanait pas du pouvoir adjudicateur lui-même, mais d’une autorité administrative tierce chargée de vérifier l’absence d’incompatibilités chez les soumissionnaires. Or, la Cour souligne que le texte de la directive vise expressément les « décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs ». Elle en déduit, par une lecture stricte, que la protection instituée par cette directive ne couvre pas les actes émanant d’autres autorités, même si ceux-ci ont un impact décisif sur l’issue de la procédure de passation.

Ainsi, la Cour juge que « les litiges concernant les décisions d’une autorité telle que l’ESR ne relèvent pas du système de recours établi par la directive 89/665 ». Cette interprétation littérale aurait pu conduire à priver de protection le soumissionnaire affecté par la décision litigieuse. Cependant, la Cour ne s’arrête pas à cette conclusion et examine la situation à l’aune d’un principe supérieur du droit de l’Union.

B. Le relais du principe général du droit à une protection juridictionnelle effective

La Cour rappelle que le droit à une protection juridictionnelle effective est un principe général du droit de l’Union, qui impose aux États membres de prévoir des recours garantissant la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l’ordre juridique de l’Union. Les modalités procédurales nationales, si elles relèvent de l’autonomie des États membres, doivent respecter les principes d’équivalence et d’effectivité. Le principe d’équivalence exige que les règles applicables aux recours fondés sur le droit de l’Union ne soient pas moins favorables que celles régissant des recours internes similaires. Le principe d’effectivité interdit de rendre en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union.

En l’espèce, la Cour constate une violation de ces deux principes. Le régime de recours en matière de marchés publics apparaissait moins favorable que le régime de droit commun de la responsabilité administrative. Surtout, la combinaison de la règle de l’action conjointe du groupement et de l’exigence d’une annulation préalable pour obtenir des dommages-intérêts privait le membre individuel de « toute possibilité de revendiquer, devant le juge compétent, la réparation du préjudice qu’il aurait subi ». Une telle situation contrevient manifestement au principe d’effectivité. La Cour conclut donc que « le droit de l’Union, en particulier le droit à une protection juridictionnelle effective, s’oppose à une réglementation nationale » qui produit un tel résultat, garantissant ainsi une voie de recours au soumissionnaire lésé.

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