Par un arrêt en date du 11 novembre 2004, la Cour de justice des Communautés européennes a statué sur les pourvois formés contre une décision du Tribunal de première instance du 6 mars 2002. L’affaire concernait la légalité de mesures fiscales avantageuses accordées par une autorité régionale espagnole à deux sociétés, dont l’une transférait ses activités sur le territoire de ladite autorité. Ces avantages prenaient la forme d’un crédit d’impôt significatif et d’une réduction de la base d’imposition de l’impôt sur les sociétés pour les entreprises nouvellement créées.
À la suite d’une plainte émanant d’une communauté autonome voisine, la Commission européenne avait ouvert une procédure formelle d’examen. Par une décision du 22 décembre 1999, elle avait qualifié ces mesures d’aides d’État incompatibles avec le marché commun, ordonnant par conséquent leur récupération. Les sociétés bénéficiaires ainsi que l’autorité publique régionale à l’origine des mesures ont alors saisi le Tribunal de première instance d’un recours en annulation de cette décision. Le Tribunal a rejeté leurs recours. Les requérantes ont donc formé un pourvoi devant la Cour de justice, invoquant principalement une erreur de droit du Tribunal dans son appréciation du détournement de pouvoir et une mauvaise application des règles relatives à la recevabilité des moyens.
La question juridique posée à la Cour de justice portait essentiellement sur la confirmation de l’appréciation du Tribunal de première instance. Il s’agissait pour la haute juridiction de déterminer si le Tribunal avait correctement appliqué la notion de détournement de pouvoir en concluant que la Commission n’avait pas utilisé ses prérogatives en matière d’aides d’État dans un but d’harmonisation fiscale déguisée. La Cour devait également se prononcer sur la recevabilité d’un argument soulevé pour la première fois au stade du pourvoi, selon lequel les mesures fiscales litigieuses échapperaient par nature au champ d’application du droit des aides d’État.
La Cour de justice a rejeté les pourvois dans leur intégralité. Elle a jugé que le Tribunal n’avait commis aucune erreur de droit en écartant le moyen tiré du détournement de pouvoir. Elle a par ailleurs déclaré irrecevable le moyen nouveau présenté par l’une des parties requérantes, réaffirmant ainsi les limites procédurales strictes de l’office du juge de cassation.
I. La confirmation du rejet du moyen tiré du détournement de pouvoir
La Cour de justice valide le raisonnement du Tribunal de première instance concernant l’accusation de détournement de pouvoir portée contre la Commission. Pour ce faire, elle s’appuie d’une part sur la définition rigoureuse de cette notion en droit communautaire (A), et d’autre part sur la nature de son contrôle, limité aux questions de droit, sur l’appréciation des faits opérée par les premiers juges (B).
A. Le rappel de la définition exigeante du détournement de pouvoir
Les parties requérantes soutenaient que la Commission avait utilisé la procédure en matière d’aides d’État non pas pour garantir une concurrence non faussée, mais pour poursuivre un objectif d’harmonisation fiscale qui relève de la compétence du Conseil. Cet usage de ses pouvoirs à des fins autres que celles pour lesquelles ils lui ont été conférés constituerait un détournement de pouvoir. La Cour, confirmant l’analyse du Tribunal, rappelle le caractère exceptionnel d’un tel moyen, lequel nécessite une preuve particulièrement difficile à rapporter.
Elle énonce à ce titre une formule jurisprudentielle constante, selon laquelle « un acte n’est entaché de détournement de pouvoir que s’il apparaît, sur la base d’indices objectifs, pertinents et concordants, avoir été pris dans le but exclusif, ou à tout le moins déterminant, d’atteindre des fins autres que celles excipées ». La simple allégation selon laquelle la Commission poursuivrait un agenda politique caché ne suffit pas. Il incombe à la partie qui invoque le détournement de pouvoir de fournir des preuves tangibles démontrant les véritables intentions de l’institution.
B. Le contrôle limité de la Cour sur l’appréciation des faits par le Tribunal
Après avoir rappelé la définition juridique, la Cour examine si le Tribunal a correctement appliqué ce critère aux faits de l’espèce. Le Tribunal avait jugé que les requérantes n’avançaient aucun indice objectif permettant de conclure à un détournement de pouvoir, leurs arguments reposant sur des spéculations. Cette appréciation des éléments de preuve et des faits relève de la compétence souveraine des juges du fond.
La Cour de justice souligne que son rôle dans le cadre d’un pourvoi n’est pas de réexaminer les faits, mais uniquement de contrôler l’exactitude juridique de l’arrêt du Tribunal. Elle précise que « l’appréciation des faits ne constitue pas, sous réserve d’une dénaturation des éléments de preuve produits devant le Tribunal, une question de droit soumise, comme telle, au contrôle de la Cour ». Les requérantes se limitant à réitérer leurs affirmations sans démontrer que le Tribunal aurait dénaturé les preuves, la Cour ne peut que rejeter ce moyen, car il revient à contester une appréciation des faits qui ne lui appartient pas de remettre en cause.
II. L’application rigoureuse des règles de procédure du pourvoi
Au-delà du fond, l’arrêt illustre la stricte discipline procédurale imposée par la Cour de justice dans le cadre d’un pourvoi. Elle déclare ainsi irrecevable une argumentation développée tardivement (A), afin de préserver la fonction même du pourvoi, qui est un contrôle de droit et non un second procès (B).
A. L’irrecevabilité d’une argumentation nouvelle en appel
L’autorité publique requérante soutenait devant la Cour que les mesures fiscales en cause, adoptées dans le cadre d’une politique économique, devaient être considérées comme étant, par principe, en dehors du champ d’application de l’article 92 du traité (devenu article 87 CE). Il s’agissait d’un argument différent de celui présenté en première instance, où le débat portait sur le caractère sélectif des mesures et sur une éventuelle justification par la nature du système fiscal, et non sur une exclusion *ab initio* du contrôle des aides d’État.
La Cour constate que cet argument, qui vise à soustraire les mesures au contrôle de la Commission à un stade antérieur à toute qualification d’aide, n’a pas été soulevé devant le Tribunal. Il constitue donc un moyen nouveau. Or, le règlement de procédure de la Cour interdit en principe de présenter des moyens nouveaux au stade du pourvoi, car cela reviendrait à modifier l’objet du litige tel qu’il a été tranché en première instance.
B. La préservation de la nature du pourvoi comme contrôle de droit
En déclarant ce nouveau moyen irrecevable, la Cour réaffirme la nature fondamentale du pourvoi. Il ne s’agit pas d’un troisième degré de juridiction où les parties pourraient librement adapter leur stratégie et soulever des arguments inédits. L’office du juge de cassation est de vérifier que le juge du fond a correctement appliqué le droit aux moyens et arguments qui lui ont été soumis.
La Cour justifie cette position par une considération essentielle : « Permettre à une partie de soulever pour la première fois devant la Cour un moyen qu’elle n’a pas soulevé devant le Tribunal reviendrait à lui permettre de saisir la Cour, dont la compétence en matière de pourvoi est limitée, d’un litige plus étendu que celui dont a eu à connaître le Tribunal ». Cette solution garantit la cohérence de l’organisation judiciaire et le respect de la répartition des compétences entre les juridictions de l’Union, tout en assurant aux parties un procès équitable où le débat est fixé en première instance.