Cour de justice de l’Union européenne, le 6 mars 2014, n°C-337/12

Par un arrêt du 18 septembre 2012, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les modalités d’examen d’un signe au regard du motif absolu de refus à l’enregistrement tenant à sa fonction technique. En l’espèce, une société avait obtenu l’enregistrement de deux marques communautaires pour des produits de coutellerie et des ustensiles de cuisine. Ces marques, déposées comme étant figuratives, consistaient en des représentations bidimensionnelles d’une surface recouverte de pois noirs. Une autre entreprise a par la suite introduit des demandes en nullité de ces marques, soutenant qu’elles étaient constituées exclusivement par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique, en violation de l’article 7, paragraphe 1, sous e), ii), du règlement n° 40/94. La division d’annulation de l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (OHMI) a d’abord rejeté ces demandes. Saisie d’un recours, la première chambre de recours de l’OHMI a cependant annulé ces décisions et déclaré la nullité des marques. Pour ce faire, elle a considéré que les signes représentaient en réalité des manches de couteaux et que les pois noirs correspondaient à des creux ayant une fonction antidérapante, se fondant notamment sur des photographies des produits commercialisés par le titulaire. Le titulaire des marques a alors formé un recours devant le Tribunal de l’Union européenne, qui, par deux arrêts du 8 mai 2012, a annulé les décisions de la chambre de recours. Le Tribunal a jugé que l’appréciation des caractéristiques essentielles du signe devait se limiter à sa représentation graphique telle que déposée, sans tenir compte d’éléments extrinsèques comme l’usage effectif du produit. Un pourvoi a été formé contre ces arrêts devant la Cour de justice.

La question de droit soumise à la Cour était de savoir si, pour apprécier si un signe est constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique, l’autorité compétente doit limiter son examen à la seule représentation graphique du signe tel qu’enregistré, ou si elle peut prendre en considération des éléments extrinsèques, tels que l’usage qui en est fait ou des données techniques antérieures.

La Cour de justice a annulé les arrêts du Tribunal, considérant que ce dernier avait commis une erreur de droit. Elle a jugé que l’examen du motif de refus prévu à l’article 7, paragraphe 1, sous e), ii), du règlement n° 40/94 ne saurait être restreint à la seule représentation graphique du signe. Au contraire, l’autorité compétente peut procéder à un examen approfondi incluant des éléments externes à la demande d’enregistrement afin d’identifier correctement les caractéristiques essentielles du signe et leur éventuelle fonction technique.

L’arrêt consacre ainsi une méthode d’analyse extensive des caractéristiques du signe (I), réaffirmant par là même la finalité du motif d’exclusion des formes fonctionnelles (II).

***

I. La consécration d’une méthode d’analyse extensive des caractéristiques du signe

La Cour de justice censure l’approche restrictive du Tribunal en rejetant une appréciation limitée à la seule représentation graphique du signe (A), ce qui la conduit à valider la prise en compte d’éléments extrinsèques à la demande d’enregistrement pour identifier une fonction technique (B).

A. Le rejet d’une appréciation limitée à la seule représentation graphique

Le Tribunal avait estimé que « seule la forme telle que reproduite dans la demande d’enregistrement doit faire l’objet de l’examen de la marque ». En jugeant de la sorte, il adoptait une approche formaliste, fondée sur le principe de sécurité juridique et la nécessité que la représentation graphique définisse elle-même l’objet exact de la protection. La Cour de justice prend le contre-pied de cette analyse. Elle rappelle que, si les exigences de clarté et d’intelligibilité de la représentation graphique sont fondamentales, elles ne sauraient pour autant « restreindre l’examen de l’autorité compétente dans le cadre de l’article 7, paragraphe 1, sous e), ii), du même règlement, d’une façon qui serait susceptible de porter atteinte à l’intérêt général qui sous-tend cette dernière disposition ».

En d’autres termes, la fonction de délimitation de la protection conférée par la marque ne doit pas devenir un obstacle à la vérification de sa validité au regard des motifs absolus de refus. La Cour considère que limiter l’examen au seul dessin déposé permettrait à un opérateur économique de contourner l’interdiction d’enregistrer des formes techniques par le biais d’une représentation graphique ambigüe ou stylisée. La Cour écarte donc une interprétation qui privilégierait l’apparence formelle du signe sur sa substance réelle, particulièrement lorsque cette substance est de nature technique. Cette position s’avère d’autant plus nécessaire que les signes en cause, bien que déposés en tant que marques figuratives bidimensionnelles, étaient susceptibles de représenter une forme tridimensionnelle dans l’esprit du public pertinent.

B. La prise en compte des éléments extrinsèques à la demande d’enregistrement

En conséquence du rejet de l’approche formaliste, la Cour valide la méthode suivie par la chambre de recours de l’OHMI. Elle affirme que l’identification des caractéristiques essentielles du signe peut être fondée sur un examen approfondi incluant des éléments extérieurs à la demande d’enregistrement. La Cour précise que l’autorité compétente peut s’appuyer sur « des éléments utiles à l’appréciation, tels que des enquêtes et des expertises, ou encore des données relatives à des droits de propriété intellectuelle conférés antérieurement en rapport avec le produit concerné ».

Cette solution, explicitement alignée sur la jurisprudence *Lego Juris/OHMI* (C-48/09 P), n’est pas limitée aux seules marques tridimensionnelles. La Cour étend cette possibilité d’investigation à « tout signe constitué par la forme d’un produit » au sens de la disposition en cause, qu’il soit bi ou tridimensionnel. En l’espèce, les photographies des couteaux commercialisés, les brevets existants ou même les déclarations du titulaire dans d’autres procédures judiciaires constituaient autant d’indices pertinents. En jugeant que la prise en compte de l’utilisation effective du signe, même postérieure à l’enregistrement, n’est pas proscrite si elle permet d’éclairer la situation à la date du dépôt, la Cour adopte une vision pragmatique. Elle autorise le juge à rechercher la réalité fonctionnelle du signe au-delà de sa simple représentation graphique.

II. La réaffirmation de la finalité du motif d’exclusion des formes techniques

En autorisant un examen approfondi, la Cour de justice entend prévenir tout détournement du droit des marques (A) et garantir ainsi le maintien d’une libre concurrence sur les solutions techniques (B).

A. La prohibition du détournement du droit des marques

L’article 7, paragraphe 1, sous e), ii), du règlement vise à empêcher que le droit des marques ne soit utilisé pour obtenir un monopole sur des solutions techniques ou des caractéristiques utilitaires d’un produit. La Cour rappelle avec force que cette disposition poursuit un objectif d’intérêt général qui doit guider son interprétation. Si un opérateur pouvait protéger une forme fonctionnelle en la déposant comme une simple marque figurative bidimensionnelle, il obtiendrait une protection potentiellement perpétuelle pour une solution qui relève normalement du droit des brevets, dont la durée est limitée.

Le raisonnement de la Cour vise à maintenir une distinction claire entre les différents régimes de propriété intellectuelle. Le droit des marques protège l’origine des produits, tandis que le droit des brevets protège l’invention. Permettre l’enregistrement d’un signe dont les caractéristiques essentielles sont dictées par une fonction technique reviendrait à brouiller cette frontière et à conférer un avantage concurrentiel indu. La Cour souligne ainsi que « les opérateurs économiques ne puissent s’approprier indûment certains signes qui ne font qu’incorporer une solution technique ». La décision garantit donc que le droit des marques ne devienne pas un instrument de protection indirecte et illimitée pour des innovations techniques.

B. Une solution garantissant la libre concurrence sur les solutions utilitaires

Au-delà de la cohérence systémique du droit de la propriété intellectuelle, la décision de la Cour a une portée économique significative. Elle assure que les caractéristiques utilitaires d’un produit demeurent librement accessibles à tous les opérateurs économiques, une fois les éventuels brevets expirés. Le droit des marques, comme le rappelle la Cour en citant sa jurisprudence constante, « constitue un élément essentiel du système de concurrence dans l’Union ». Un enregistrement qui monopoliserait une solution technique entraverait cette concurrence.

En l’espèce, si les pois noirs creux offraient un avantage technique, tel qu’une meilleure prise en main antidérapante, les concurrents doivent pouvoir utiliser cette solution ou des solutions équivalentes. L’approche du Tribunal, en se limitant à la représentation graphique, aurait pu conduire à un résultat paradoxal : le titulaire aurait pu interdire l’usage de manches à creux sur le fondement d’une marque figurative qui, formellement, ne représentait que des pois pleins. En imposant une analyse substantielle de la fonction du signe, la Cour de justice s’assure que la protection accordée par le droit des marques ne fait pas obstacle à l’innovation et à la concurrence sur les aspects fonctionnels des produits, ce qui est essentiel au bon fonctionnement du marché intérieur.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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