Par un arrêt du 6 mars 2018, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a statué sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une clause compromissoire inscrite dans un traité bilatéral d’investissement conclu entre deux États membres.
En l’espèce, une entreprise d’un groupe d’assurances néerlandais avait réalisé des investissements en République slovaque dans le secteur de l’assurance maladie. À la suite d’une réforme législative slovaque interdisant la distribution des bénéfices générés par ces activités, l’investisseur a engagé une procédure d’arbitrage contre la République slovaque. Cette procédure se fondait sur un traité bilatéral d’investissement conclu en 1991 entre le Royaume des Pays-Bas et l’ancienne République fédérale tchèque et slovaque, traité auquel la République slovaque a succédé. Le tribunal arbitral, siégeant à Francfort-sur-le-Main, a condamné la République slovaque à verser une indemnité à l’investisseur. La République slovaque a alors formé un recours en annulation de la sentence arbitrale devant les juridictions allemandes, arguant de l’incompatibilité de la clause d’arbitrage avec le droit de l’Union européenne depuis son adhésion. Saisie en dernière instance, la Cour fédérale de justice allemande a décidé de surseoir à statuer et d’interroger la Cour de justice à titre préjudiciel.
La question de droit posée à la Cour était de savoir si les articles 267 et 344 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne s’opposent à une disposition d’un traité d’investissement conclu entre deux États membres, qui permet à un investisseur de l’un de ces États de soustraire un litige à la compétence des juridictions de l’autre État pour le soumettre à un tribunal arbitral.
La Cour de justice répond par l’affirmative, jugeant qu’une telle clause compromissoire porte atteinte à l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union. La solution retenue, fondée sur les principes structurels du droit de l’Union, a des conséquences majeures pour le règlement des différends en matière d’investissement au sein de l’espace européen. L’analyse de la Cour repose sur une démonstration rigoureuse de l’incompatibilité du mécanisme arbitral avec les fondements du système juridictionnel de l’Union (I), ce qui conduit à une redéfinition substantielle du cadre de protection des investisseurs intra-européens (II).
I. L’incompatibilité du mécanisme arbitral avec le système juridictionnel de l’Union
La Cour fonde sa décision sur deux piliers principaux : d’une part, la soumission matérielle du litige au droit de l’Union et, d’autre part, l’extériorité du tribunal arbitral par rapport à l’architecture juridictionnelle de l’Union, ce qui empêche de garantir la pleine effectivité de ce droit.
A. La nécessaire application du droit de l’Union par le tribunal arbitral
Le raisonnement de la Cour établit d’abord que le tribunal arbitral ne peut ignorer le droit de l’Union dans le cadre de sa mission. Bien que sa compétence première soit de statuer sur la violation des dispositions du traité bilatéral d’investissement, ce dernier lui impose de tenir compte du « droit en vigueur de la partie contractante concernée ». Or, la Cour rappelle que le droit de l’Union est une composante essentielle de l’ordre juridique de chaque État membre. Elle en déduit logiquement que l’arbitre est amené à interpréter, voire à appliquer, des normes de l’Union, notamment celles relatives aux libertés fondamentales comme la liberté d’établissement ou la libre circulation des capitaux. Comme l’énonce la Cour, le droit de l’Union « doit être considéré à la fois comme faisant partie du droit en vigueur dans tout État membre et comme étant issu d’un accord international entre les États membres ». Cette double nature place inévitablement les litiges d’investissement, qui peuvent concerner des mesures étatiques réglementant l’économie, dans le champ du droit de l’Union. Par conséquent, en acceptant la clause d’arbitrage, les États membres acceptent de soustraire à leurs propres juridictions des litiges qui requièrent l’application de ce droit.
B. L’exclusion du tribunal arbitral de l’architecture juridictionnelle de l’Union
Ayant établi que le droit de l’Union est pertinent, la Cour examine si le tribunal arbitral peut s’insérer dans le système juridictionnel de l’Union. La réponse est négative. Un tel tribunal ne peut être qualifié de « juridiction d’un des États membres » au sens de l’article 267 TFUE. Il n’est pas intégré au système judiciaire slovaque ou néerlandais et constitue au contraire un organe dérogatoire. Il est donc privé de la faculté, et de l’obligation, de poser une question préjudicielle à la Cour de justice, mécanisme qualifié de « clef de voûte » du système juridictionnel de l’Union. De plus, le contrôle juridictionnel exercé a posteriori par les juridictions étatiques sur la sentence arbitrale est insuffisant pour garantir le respect du droit de l’Union. Ce contrôle se limite à la vérification de certaines règles fondamentales, comme l’ordre public, sans permettre un examen complet du fond du droit. La Cour distingue cette situation de celle de l’arbitrage commercial, qui naît de la volonté des parties, alors que l’arbitrage d’investissement « résulte d’un traité, par lequel des États membres consentent à soustraire à la compétence de leurs propres juridictions (…) des litiges pouvant porter sur l’application ou l’interprétation de ce droit ».
II. La portée considérable de la décision sur la protection des investissements au sein de l’Union
En déclarant la clause arbitrale incompatible avec les traités, la Cour ne rend pas seulement une décision d’espèce mais redéfinit les rapports entre droit de l’investissement et droit de l’Union. Cette solution invalide de fait les mécanismes similaires dans les traités intra-européens et renforce le rôle central des juridictions nationales.
A. La remise en cause des clauses d’arbitrage des traités bilatéraux d’investissement intra-UE
La portée de cet arrêt est considérable, car il affecte potentiellement près de deux cents traités bilatéraux d’investissement conclus entre États membres. En jugeant que la clause d’arbitrage est incompatible avec le droit de l’Union, la Cour en neutralise l’application. La décision affirme la primauté de l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union sur les engagements internationaux pris par les États membres entre eux. La Cour estime en effet que la clause « est de nature à remettre en cause, outre le principe de confiance mutuelle entre les États membres, la préservation du caractère propre du droit institué par les traités, assurée par la procédure du renvoi préjudiciel prévue à l’article 267 TFUE, et n’est dès lors pas compatible avec le principe de coopération loyale ». Les investisseurs ne peuvent donc plus se prévaloir de ces clauses pour attraire un État membre devant un tribunal arbitral. Ils sont désormais redirigés vers les juridictions nationales de l’État hôte de l’investissement pour faire valoir leurs droits.
B. Le renforcement du principe de confiance mutuelle et du rôle des juridictions nationales
En invalidant ce mode de règlement des différends, la Cour réaffirme que le système de l’Union repose sur un postulat fondamental de confiance mutuelle. Chaque État membre est présumé offrir un système de voies de recours juridictionnels garantissant la pleine protection des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union. Selon la Cour, « cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre ». Permettre à un investisseur d’un État membre de contourner les juridictions d’un autre État membre serait en contradiction avec ce principe. La solution consacre donc les juridictions nationales comme les juges de droit commun des litiges impliquant le droit de l’Union, y compris dans le domaine de la protection des investissements. Ce faisant, elle renforce leur dialogue avec la Cour de justice par le biais du renvoi préjudiciel, seul garant d’une interprétation et d’une application uniformes du droit de l’Union.