Cour de justice de l’Union européenne, le 6 mars 2025, n°C-471/23

Par un arrêt rendu en procédure de renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours de la notion de « bénéficiaire » de fonds européens ainsi que les garanties procédurales offertes à l’opérateur économique impliqué dans une procédure de correction financière. En l’espèce, une autorité de gestion avait adressé une décision de correction financière à un opérateur économique en raison d’une irrégularité dans la passation de marchés publics commise par un autre membre d’un consortium chargé de la mise en œuvre d’un projet cofinancé par des fonds structurels européens. La question se posait de savoir si un partenaire, n’ayant pas directement perçu l’aide et n’étant pas l’auteur de l’infraction, pouvait être désigné comme responsable du remboursement et, corrélativement, quelles étaient les voies de droit ouvertes à l’opérateur ayant effectivement commis l’irrégularité.

Saisie d’un litige y afférent, une juridiction nationale a sursis à statuer afin d’interroger la Cour de justice sur l’interprétation de plusieurs dispositions du règlement (UE) n° 1303/2013. Il était ainsi demandé à la Cour si la notion de « bénéficiaire » pouvait inclure un organisme qui ne reçoit pas directement l’aide, si la responsabilité d’une correction financière pouvait être imputée solidairement à un partenaire n’ayant pas commis l’irrégularité, et enfin, si les principes du droit de l’Union s’opposaient à ce que l’opérateur auteur de l’irrégularité soit privé de recours effectif contre la décision de correction.

La Cour de justice répond par l’affirmative aux deux premières interrogations, validant une conception extensive de la notion de bénéficiaire et de la responsabilité financière. Elle juge en revanche que les principes de bonne administration et du respect des droits de la défense s’opposent à ce qu’un opérateur économiquement responsable soit privé du droit de participer à la procédure et d’exercer un recours juridictionnel. La solution retenue par la Cour consacre ainsi une approche pragmatique de la responsabilité dans la gestion des fonds de l’Union (I), tout en réaffirmant fermement l’impératif du respect des garanties procédurales fondamentales (II).

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I. La consécration d’une responsabilité élargie dans la gestion des fonds de l’Union

La Cour de justice adopte une lecture fonctionnelle des obligations pesant sur les participants à un projet financé par l’Union, en définissant de manière large la qualité de bénéficiaire (A) et en admettant le principe d’une responsabilité financière solidaire (B).

A. Une interprétation extensive de la qualité de bénéficiaire

L’arrêt précise d’abord la portée de la notion de « bénéficiaire » au sens du règlement. La Cour juge que « peut relever de la notion de “bénéficiaire”, au sens de cette disposition, un organisme qui est chargé du lancement ou du lancement et de la mise en œuvre des opérations concernées, mais qui ne reçoit pas une aide d’État ». Par cette clarification, elle dissocie la qualité de bénéficiaire de la perception matérielle des fonds. Le critère déterminant devient la fonction exercée dans la réalisation du projet, qu’il s’agisse de son initiation ou de son exécution.

Cette interprétation poursuit un objectif d’efficacité dans la protection des intérêts financiers de l’Union. Elle permet aux autorités de gestion de disposer d’un interlocuteur clairement identifié et solvable, notamment dans des projets complexes impliquant de multiples partenaires. En se concentrant sur le rôle opérationnel plutôt que sur les flux financiers, la Cour évite que des montages juridiques ne permettent de diluer les responsabilités et de rendre difficile le recouvrement des sommes indûment versées. La solution garantit ainsi une application rigoureuse des règles d’utilisation des fonds européens.

B. La validation de la responsabilité solidaire en cas d’irrégularité

Dans le prolongement de cette approche, la Cour de justice admet qu’une réglementation nationale puisse imputer la charge d’une correction financière à un opérateur autre que celui ayant commis l’infraction. Elle valide un mécanisme de responsabilité solidaire, tout en posant une condition essentielle de prévisibilité. La responsabilité ne peut être reportée sur un partenaire que si les opérateurs économiques concernés sont en mesure de savoir qu’en cas d’irrégularité, ils seraient tenus pour responsables. Cette information doit leur être accessible, par exemple par le biais de dispositions contractuelles au sein du consortium.

Cette position renforce la discipline collective des partenaires d’un projet. Elle incite chaque membre à un devoir de vigilance et de contrôle mutuel, car la défaillance de l’un peut avoir des conséquences financières pour tous. En validant la répartition contractuelle de la charge finale de la correction, la Cour offre une flexibilité de gestion aux opérateurs tout en assurant à l’autorité publique une garantie de recouvrement. La responsabilité solidaire devient ainsi un instrument au service de la bonne exécution des projets et de la saine gestion des deniers publics.

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II. La réaffirmation de l’impératif des garanties procédurales

Si la Cour étend le champ de la responsabilité financière, elle la conditionne au strict respect des droits fondamentaux, en consacrant le droit de l’opérateur responsable de participer à la procédure administrative (A) et en lui garantissant un recours juridictionnel effectif (B).

A. Le droit de l’opérateur responsable de participer à la procédure

La décision commentée établit un lien indissociable entre la responsabilité financière et le droit d’être entendu. La Cour de justice affirme que les principes de bonne administration et du respect des droits de la défense s’opposent à une pratique nationale qui exclurait l’auteur d’une irrégularité de la procédure visant à établir une correction financière. Même si la décision administrative n’est pas formellement adressée à cet opérateur, sa situation juridique est directement affectée dès lors qu’il est, en fin de compte, financièrement responsable.

Le sens de cette solution est de garantir que la décision de l’autorité de gestion soit prise en pleine connaissance de cause. L’opérateur ayant commis l’irrégularité est le mieux placé pour fournir des explications sur les circonstances des faits et contester, le cas échéant, le bien-fondé des griefs. Lui refuser le droit de présenter ses observations reviendrait à le priver d’une garantie essentielle et à affaiblir la légitimité de la décision de correction. La Cour rappelle ainsi que l’efficacité de la gestion administrative ne saurait justifier une atteinte aux droits de la défense.

B. La garantie d’un recours juridictionnel effectif

L’apport le plus significatif de l’arrêt réside dans l’affirmation du droit à un recours effectif pour l’opérateur indirectement visé par la correction. La Cour juge qu’il est contraire au droit de l’Union, et notamment à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, de priver cet opérateur de la faculté de contester la légalité de la décision de correction au motif qu’il disposerait d’une voie de recours civile contre ses partenaires. Elle énonce que les principes fondamentaux « s’opposent à une pratique nationale selon laquelle un opérateur économique qui a commis une irrégularité […] n’a le droit de participer ni à la procédure déterminant cette correction financière, ni à la procédure juridictionnelle tendant à l’annulation de celle-ci ».

La Cour distingue clairement le contentieux de la légalité de l’acte administratif, qui oppose l’opérateur à l’autorité publique, et le contentieux de la responsabilité contractuelle, qui relève des relations privées entre partenaires. Un recours civil ne permet pas de contrôler la validité de la décision de correction elle-même, mais seulement d’en répartir les conséquences financières. En exigeant l’accès à un juge compétent pour annuler l’acte, la Cour assure la pleine portée du droit à un procès équitable. Cet arrêt a une portée considérable, car il garantit que tout acteur économique dont les intérêts sont affectés par une décision administrative puisse en demander le contrôle juridictionnel, consolidant ainsi la primauté de l’État de droit dans l’espace juridique de l’Union.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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