Cour de justice de l’Union européenne, le 6 mars 2025, n°C-647/21

La présente décision, rendue par la Cour de justice de l’Union européenne, examine la compatibilité d’une réglementation nationale relative à l’organisation judiciaire avec les principes fondamentaux du droit de l’Union. En l’espèce, une juge d’une juridiction régionale polonaise, siégeant dans deux affaires pénales distinctes, a été confrontée à des mesures affectant sa capacité à exercer ses fonctions. Après avoir remis en cause la légalité de la nomination de certains magistrats, notamment le président de sa propre juridiction, cette juge a fait l’objet d’une résolution adoptée par le collège de ladite juridiction. Cette résolution, non motivée, l’a dessaisie d’environ soixante-dix affaires, y compris celles pendantes. Subséquemment, le président de la juridiction a émis une ordonnance, justifiée de manière laconique, mutant la juge de la section d’appel vers une section de première instance.

Face à cette situation, la juridiction de renvoi, par la voix de la juge concernée, a saisi la Cour de justice à titre préjudiciel. Elle cherchait à déterminer si l’article 19, paragraphe 1, du Traité sur l’Union européenne, qui garantit une protection juridictionnelle effective, s’oppose à une législation nationale permettant de dessaisir un juge de ses affaires sans son consentement, sans critères objectifs encadrant cette décision et sans obligation de motivation. La question se posait également de savoir si, en cas d’incompatibilité, le principe de primauté du droit de l’Union imposait de laisser inappliqués les actes de dessaisissement. La Cour de justice répond par l’affirmative, estimant qu’une telle réglementation nationale est contraire aux exigences d’indépendance judiciaire et que le juge national a l’obligation d’écarter les actes pris sur son fondement. La décision précise ainsi les garanties procédurales inhérentes au principe d’indépendance judiciaire (I), tout en affirmant avec force les conséquences pratiques du principe de primauté pour le juge national (II).

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**I. La consolidation des garanties procédurales de l’indépendance judiciaire**

La Cour de justice précise que l’exigence d’indépendance, au cœur de l’article 19, paragraphe 1, TUE, impose un encadrement strict des mécanismes internes à l’organisation judiciaire. Elle subordonne ainsi la légalité du dessaisissement d’un juge à l’existence de critères objectifs (A) et réaffirme l’importance de la motivation des décisions comme un rempart essentiel contre l’arbitraire (B).

**A. L’exigence d’un encadrement objectif du dessaisissement des juges**

La Cour rappelle que les règles d’attribution et de réattribution des affaires sont une composante du droit à un « tribunal établi préalablement par la loi ». Ce principe ne vise pas seulement à garantir l’existence d’une base légale pour la compétence d’une juridiction, mais aussi à assurer que la composition de la formation de jugement et la gestion des dossiers soient à l’abri de toute influence indue. En l’espèce, la réglementation nationale permettait au collège d’une juridiction de retirer des affaires à un juge sans définir de critères précis pour une telle décision. La Cour estime qu’une telle latitude ouvre la voie à l’arbitraire et contrevient aux garanties d’indépendance.

En effet, pour la Cour, l’indépendance judiciaire requiert des règles qui « permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent ». L’absence de critères objectifs pour le dessaisissement d’un juge est précisément de nature à créer un tel doute. Elle rend le juge vulnérable à des pressions, y compris internes à l’appareil judiciaire, qui pourraient chercher à influencer le cours de la justice ou à sanctionner un magistrat pour le contenu de ses décisions. Une telle situation est incompatible avec l’exercice serein de la fonction de juger, qui doit être protégé non seulement des instructions directes mais aussi « des formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter les décisions de justice ».

**B. La sanction du défaut de motivation comme rempart contre l’arbitraire**

Au-delà de l’absence de critères, la Cour sanctionne le fait que la réglementation nationale n’impose pas l’obligation de motiver une décision de dessaisissement. La motivation est une garantie fondamentale qui assure la transparence de l’action administrative et juridictionnelle et permet un contrôle, même diffus, de sa légalité et de son opportunité. Une décision non motivée, surtout lorsqu’elle affecte la carrière et les fonctions d’un magistrat, est par nature suspecte. Elle ne permet pas de distinguer une mesure de bonne administration de la justice d’une mesure punitive.

La Cour souligne ce risque en relevant que le dessaisissement d’un juge de ses affaires, sans justification, « ne permet pas d’exclure que ce dessaisissement soit arbitraire, voire constitue une sanction disciplinaire déguisée ». Cette analyse est d’autant plus pertinente que le dessaisissement en l’espèce a été suivi d’une mutation de la juge concernée. La concomitance des événements, jointe à l’absence de motivation de la résolution du collège, renforce l’apparence d’une mesure de rétorsion. En exigeant une motivation, la Cour établit un lien direct entre la transparence des décisions administratives internes au pouvoir judiciaire et la protection de l’indépendance des juges, rendant plus difficile l’exercice d’un contrôle abusif sur le contenu de leurs décisions.

**II. La primauté du droit de l’Union comme instrument d’habilitation du juge national**

Après avoir constaté l’incompatibilité de la réglementation nationale avec le droit de l’Union, la Cour en tire des conséquences concrètes et puissantes. Elle impose au juge national l’obligation d’écarter les actes contraires à l’indépendance judiciaire (A), consacrant ainsi son rôle de gardien de l’ordre juridique de l’Union face à d’éventuelles défaillances systémiques (B).

**A. L’obligation d’écarter les actes nationaux contraires à l’indépendance judiciaire**

La Cour rappelle avec fermeté le principe de primauté du droit de l’Union, qui impose à toutes les instances des États membres de donner leur plein effet aux normes de l’Union. Cette obligation s’applique avec une acuité particulière lorsque sont en jeu des dispositions d’effet direct, telles que l’article 19, paragraphe 1, TUE. La Cour réaffirme que cette disposition, qui met à la charge des États membres une obligation de résultat claire et précise, habilite et contraint le juge national.

Par conséquent, celui-ci doit « laisser au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute réglementation ou pratique nationale qui est contraire à une disposition du droit de l’Union d’effet direct, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de cette réglementation ou pratique nationale ». Appliqué au cas d’espèce, ce principe signifie que la résolution du collège dessaisissant la juge de ses affaires doit être privée d’effet. La Cour ne se contente pas de formuler un principe abstrait ; elle fournit une instruction opérationnelle au juge national, lui indiquant que la formation de jugement doit pouvoir « poursuivre, avec la même composition, l’examen des procédures au principal ».

**B. La consécration d’un pouvoir-devoir du juge national**

La portée de la décision dépasse la simple résolution du litige. En imposant au juge national d’écarter les actes de dessaisissement, la Cour lui confère un rôle actif dans la défense de l’État de droit. Cette obligation ne s’adresse pas seulement à la formation de jugement, mais également aux « organes judiciaires compétents en matière de détermination et de modification de la composition de cette formation de jugement », qui doivent eux-mêmes écarter l’application d’une telle résolution. La solution proposée est donc systémique : elle vise à neutraliser les effets d’une législation défaillante à tous les niveaux pertinents de l’organisation judiciaire.

Cette approche transforme le droit à une protection juridictionnelle effective en un pouvoir-devoir pour le juge national. Celui-ci n’est plus seulement le bénéficiaire d’une protection, mais devient l’acteur principal de sa mise en œuvre. Dans un contexte où l’indépendance de la justice peut être menacée par des réformes nationales, la Cour habilite le juge à agir comme le premier garant de l’ordre juridique de l’Union. La décision confirme ainsi que l’efficacité du droit de l’Union repose en dernier ressort sur la capacité et l’obligation de chaque juge national de faire prévaloir ses exigences fondamentales, même face à des actes émanant de sa propre hiérarchie judiciaire.

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Hassan KOHEN
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Hassan Kohen

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