Par un arrêt du 6 octobre 2005, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie d’une question préjudicielle par le Hoge Raad der Nederlanden, a interprété la relation entre deux textes communautaires régissant la présence de cadmium dans les produits commercialisés au sein du marché intérieur. Les faits à l’origine du litige concernent une société poursuivie pour avoir détenu en stock des jouets dont la teneur en cadmium excédait le seuil fixé par la réglementation néerlandaise transposant la directive 91/338/CEE, laquelle modifiait la directive 76/769/CEE relative à la limitation de l’emploi de certaines substances dangereuses. La société a été relaxée en première instance, puis condamnée en appel, ce qui l’a conduite à se pourvoir en cassation. Devant la haute juridiction, la société soutenait que les jouets relevaient exclusivement de la directive 88/378/CEE relative à la sécurité des jouets, qui fixe des exigences spécifiques en matière de biodisponibilité du cadmium, et non de son contenu total. Elle en déduisait que la directive 91/338, en vertu de sa propre clause d’exclusion pour les produits déjà couverts par d’autres dispositions communautaires, ne pouvait s’appliquer. Face à cette argumentation, le Hoge Raad der Nederlanden a interrogé la Cour sur le point de savoir si l’interdiction de commercialiser des produits dont la teneur en cadmium dépasse un seuil maximal, telle qu’édictée par la directive 91/338, pouvait s’appliquer aux jouets déjà régis par la directive 88/378. À cette question, la Cour répond par l’affirmative, jugeant que les deux réglementations ne sont pas exclusives l’une de l’autre et peuvent s’appliquer de manière cumulative. La solution de la Cour repose sur une analyse distincte des finalités de chaque directive, ce qui justifie une application cumulative des normes de sécurité (I), aboutissant à une portée significative qui renforce la protection de la santé publique et clarifie l’articulation des normes en droit de l’Union (II).
I. L’affirmation d’une application cumulative des normes de sécurité
La Cour de justice fonde sa décision sur une interprétation téléologique des textes en présence, distinguant soigneusement les objectifs poursuivis par chaque directive (A) avant de conclure à l’absence d’incompatibilité entre leurs champs d’application respectifs (B).
A. La distinction des objectifs des réglementations en cause
Le raisonnement de la Cour repose de manière centrale sur la différence de finalité entre la directive 88/378 relative à la sécurité des jouets et la directive 91/338 limitant l’emploi du cadmium. La première vise à protéger directement l’utilisateur final, en l’occurrence l’enfant, contre les risques sanitaires immédiats liés à l’utilisation du produit. À cette fin, elle impose une limite de « biodisponibilité » du cadmium, définie comme « l’extrait soluble qui a une importance toxicologique ». Cette norme mesure la quantité de substance susceptible d’être absorbée par l’organisme en cas d’ingestion ou de contact, fixant un seuil de 0,6 microgramme par jour pour le cadmium. L’objectif est donc de prévenir un danger direct pour la santé de l’enfant manipulant le jouet.
Inversement, la directive 91/338 s’inscrit dans un cadre plus large de protection de la santé publique et de l’environnement. En interdisant la mise sur le marché de produits dont la teneur en cadmium excède 0,01 % en masse de la matière plastique, elle ne se préoccupe pas de l’exposition directe de l’utilisateur, mais cherche à limiter la dispersion globale du cadmium dans l’environnement. Comme le souligne l’arrêt, cette mesure « s’inscrit dans une politique tendant à protéger la population en général contre la dispersion du cadmium dans l’environnement ». Les deux normes ne mesurent donc pas la même chose : l’une évalue un risque d’absorption par l’individu lors de l’usage, tandis que l’autre quantifie la présence totale d’une substance dangereuse dans le produit lui-même en vue de maîtriser la pollution tout au long de son cycle de vie.
B. L’interprétation restrictive de la clause d’exclusion
L’argument principal de la société poursuivie reposait sur l’article 1er de la directive 91/338, selon lequel ses dispositions « ne s’appliquent pas aux produits contenant du cadmium déjà couverts par d’autres dispositions communautaires ». Une lecture littérale aurait pu conduire à exclure les jouets du champ de cette directive. Toutefois, la Cour écarte cette interprétation en considérant le caractère complémentaire des deux réglementations. Elle relève que la directive 88/378 elle-même anticipe l’application d’autres textes, puisqu’elle impose que les jouets respectent « les législations communautaires appropriées relatives à certaines catégories de produits ou visant l’interdiction, la limitation d’usage ou l’étiquetage de certaines substances et préparations dangereuses ».
De plus, la Cour rappelle que la directive-cadre 76/769, modifiée par la directive 91/338, précise que ses limitations s’appliquent « sans préjudice de l’application d’autres dispositions communautaires en la matière ». En conséquence, la clause d’exclusion ne saurait être interprétée comme créant une exemption totale pour les jouets, mais plutôt comme prévenant un conflit de normes là où des règles identiques ou incompatibles existeraient. Or, la Cour ayant établi que la norme de teneur maximale et la norme de biodisponibilité poursuivent des objectifs distincts et complémentaires, il n’y a pas de conflit. L’application de la première n’est donc pas incompatible avec celle de la seconde. Cette approche conduit logiquement à une application cumulative des deux ensembles de règles, assurant une protection à la fois spécifique à l’utilisateur et générale pour la santé publique.
II. La portée d’une solution garantissant une protection renforcée
La décision de la Cour ne se limite pas à résoudre une simple question technique ; elle consacre une approche visant un niveau élevé de protection (A) et clarifie durablement l’articulation entre les législations générale et spéciale en droit de l’Union européenne (B).
A. La consécration d’un niveau élevé de protection de la santé et de l’environnement
En validant l’application cumulative des deux directives, la Cour fait prévaloir le principe d’un niveau élevé de protection de la santé humaine et de l’environnement, qui constitue un objectif fondamental du droit de l’Union. Une solution contraire aurait créé une lacune réglementaire significative. En effet, si seule la norme de biodisponibilité de la directive sur les jouets était applicable, un jouet aurait pu légalement contenir une quantité très importante de cadmium, tant que cette substance était intégrée de manière à ne pas être facilement absorbée par l’organisme. Une telle situation aurait ignoré les risques environnementaux posés par le produit en fin de vie, lors de son élimination ou de son recyclage, moments où le cadmium qu’il contient est susceptible d’être libéré dans l’écosystème.
L’arrêt garantit donc une double protection : d’une part, la sécurité de l’enfant lors de l’utilisation du jouet est assurée par la limite de biodisponibilité ; d’autre part, la santé publique et l’environnement sont protégés de la pollution par le cadmium grâce à la limite de teneur maximale dans le produit. Cette solution maximise l’efficacité des réglementations en jeu, conformément à l’effet utile des directives. Elle démontre que la protection du consommateur et la protection de l’environnement ne sont pas des objectifs alternatifs mais bien des impératifs complémentaires qui doivent être poursuivis simultanément.
B. La clarification de l’articulation entre législation générale et législation spéciale
Au-delà du cas du cadmium dans les jouets, cet arrêt offre une clarification importante sur l’adage *lex specialis derogat legi generali* (la loi spéciale déroge à la loi générale) en droit de l’Union. La Cour montre que ce principe ne s’applique pas mécaniquement. L’existence d’une réglementation sectorielle (spéciale), comme celle sur les jouets, n’entraîne pas automatiquement l’inapplication d’une réglementation horizontale (générale), comme celle sur les substances chimiques. L’articulation entre les deux dépend avant tout de leurs finalités respectives.
La Cour établit que lorsque la législation spéciale et la législation générale poursuivent des objectifs distincts et complémentaires, elles peuvent et doivent s’appliquer de manière cumulative. L’exclusion de la norme générale ne se justifie qu’en cas de conflit réel et insurmontable avec la norme spéciale, ou si le législateur a clairement manifesté son intention d’établir un régime exhaustif et exclusif. En l’absence d’une telle intention, la règle est la cumulation, afin d’assurer le plus haut niveau de conformité avec les objectifs de l’Union. Cette jurisprudence fournit ainsi une grille de lecture essentielle pour les opérateurs économiques et les autorités nationales, en apportant une sécurité juridique sur la manière d’articuler des réglementations de portée différente mais visant un même produit.