Par un arrêt du 6 octobre 2010, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions de financement des obligations de service universel dans le secteur des communications électroniques. La Commission européenne avait engagé un recours en manquement contre un État membre qui avait transposé la directive 2002/22/CE en instaurant un mécanisme de compensation pour les opérateurs tenus de fournir des tarifs sociaux. La législation nationale considérait que toute perte financière résultant de cette obligation constituait une charge injustifiée ouvrant automatiquement droit à une indemnisation, et ce sans procéder à une évaluation individualisée de la situation de chaque opérateur concerné. De plus, la méthode de calcul du coût net de cette obligation omettait de prendre en compte les avantages commerciaux que les opérateurs pouvaient en retirer. La question posée à la Cour était donc double : un État membre peut-il qualifier de manière générale et abstraite toute perte de « charge injustifiée » et, d’autre part, peut-il exclure les bénéfices indirects du calcul du coût net à compenser ? La Cour a conclu à un manquement partiel, estimant que la qualification de « charge injustifiée » exigeait un examen particulier de la situation de chaque entreprise et que le calcul du coût net devait impérativement intégrer les avantages commerciaux retirés par l’opérateur. La décision clarifie ainsi l’articulation entre la marge d’appréciation des États et les exigences d’une compensation proportionnée qui ne fausse pas la concurrence.
I. La consécration d’une appréciation stricte de la notion de charge injustifiée
La Cour définit les contours de la « charge injustifiée » en rejetant une approche forfaitaire et en imposant une analyse au cas par cas.
A. Le rejet d’une assimilation automatique du coût net à une charge injustifiée
La législation nationale en cause instaurait une présomption irréfragable selon laquelle toute situation déficitaire résultant de la fourniture de tarifs sociaux constituait une charge déraisonnable et donc indemnisable. La Cour censure ce raisonnement en s’appuyant sur le vingt-et-unième considérant de la directive, qui lie le droit à indemnisation à l’existence d’une « charge excessive » pour l’entreprise. Elle en déduit que le législateur de l’Union a entendu exclure qu’un coût net, même avéré, ouvre systématiquement droit à une compensation. Comme le formule la Cour, « si une situation déficitaire est une charge, elle n’est pas nécessairement une charge excessive pour tout opérateur ». En assimilant coût net et charge injustifiée, l’État membre méconnaît l’objectif de la directive, qui est de ne permettre un financement que lorsque l’obligation de service universel pèse de manière disproportionnée sur un opérateur spécifique, et non d’assurer la couverture de tous les coûts générés par cette obligation. Cette solution préserve l’équilibre du marché en évitant des subventions qui ne seraient pas justifiées par une situation économique particulière.
L’invalidation de cette qualification générale et abstraite amène logiquement la Cour à définir les critères de l’appréciation qu’elle juge nécessaire.
B. L’exigence d’une évaluation individuelle et concrète de la situation de l’opérateur
Pour la Cour, la constatation d’une charge injustifiée ne peut résulter que d’une analyse spécifique et individualisée. Elle précise que la « charge injustifiée dont l’autorité réglementaire nationale doit constater l’existence avant toute indemnisation est la charge qui, pour chaque entreprise concernée, présente un caractère excessif au regard de sa capacité à la supporter ». Cette appréciation doit se fonder sur un ensemble de facteurs propres à l’opérateur, incluant « notamment du niveau de ses équipements, de sa situation économique et financière ainsi que de sa part de marché ». Si les États membres conservent la liberté de fixer des critères généraux et des seuils pour définir ce qui constitue une charge excessive, l’application de ces critères doit faire l’objet d’un « examen particulier de la situation de chaque entreprise concernée ». L’État membre ne pouvait donc se contenter de se baser sur un avis antérieur concernant l’opérateur historique pour en déduire une charge injustifiée pour tous les acteurs du marché. Cette approche pragmatique garantit que le mécanisme de compensation demeure une mesure correctrice exceptionnelle et non un système de financement généralisé.
II. La précision des modalités de calcul du coût net
Au-delà de la qualification de la charge, la Cour se prononce sur la méthode de calcul du coût net, validant une partie de l’approche nationale tout en en censurant une autre.
A. La validation d’une méthode de calcul fondée sur la perte de recettes
La Commission reprochait à l’État membre d’avoir calculé le coût net comme la différence entre les recettes normales et celles perçues au titre des tarifs sociaux, sans évaluer les « coûts que l’entreprise désignée aurait évités en l’absence d’obligations de service universel ». La Cour rejette ce grief en adoptant une vision concrète de la situation. Elle constate que pour la fourniture de tarifs sociaux à des abonnés existants, « les seules pertes financières qu’un opérateur pourrait éviter s’il n’avait pas l’obligation de fournir des services à des tarifs sociaux sont les réductions de tarif obligatoires ». En effet, la structure de coûts de l’opérateur pour la fourniture du service de base reste inchangée, que le tarif appliqué soit social ou normal. Dans ce contexte spécifique, la méthode retenue par la législation nationale, bien que différente de celle applicable à d’autres composantes du service universel, n’est pas en soi contraire à la directive car elle reflète fidèlement la réalité économique de l’obligation. La Cour fait ainsi preuve d’un certain pragmatisme en n’imposant pas une méthode de calcul unique et abstraite.
Cependant, si la Cour valide une partie de la méthode, elle se montre intransigeante sur l’obligation d’y inclure tous les éléments pertinents.
B. L’obligation d’intégrer les avantages commerciaux dans le calcul
Le second manquement retenu par la Cour porte sur l’omission par la législation nationale de prendre en compte les avantages, y compris immatériels, que retire un opérateur de sa qualité de fournisseur du service universel. L’État membre soutenait que, l’obligation pesant sur tous les opérateurs, les avantages commerciaux étaient potentiellement identiques pour tous et donc négligeables. La Cour écarte cet argument en rappelant que, selon l’annexe IV de la directive, « le calcul du coût net doit évaluer les bénéfices, y compris les bénéfices immatériels, pour l’opérateur de service universel ». Cette obligation est une composante essentielle du cadre réglementaire harmonisé et ne souffre d’aucune exception. Ne pas intégrer ces avantages, tels que l’amélioration de l’image de marque ou l’acquisition de nouveaux clients, conduirait à surévaluer le coût net et à accorder une compensation excessive. Le manquement est donc constitué par le simple fait de ne pas avoir prévu la prise en compte de ces bénéfices, indépendamment de leur montant effectif, car cela fausse le calcul à la base même du mécanisme de financement.