Un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne apporte d’importantes précisions sur les conditions d’appréciation de la compatibilité des systèmes de rabais, mis en œuvre par une entreprise en position dominante, avec l’article 82 du traité instituant la Communauté européenne. En l’espèce, une entreprise disposant d’une position dominante sur un marché pertinent avait mis en place un système de rabais conditionnels, dont la légalité fut contestée au motif qu’il produirait un effet d’éviction anticoncurrentiel. Saisie par une juridiction nationale dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, la Cour était appelée à clarifier la méthode d’analyse applicable à de telles pratiques commerciales. La question posée visait essentiellement à déterminer les critères pertinents pour établir l’existence d’un abus, la place à accorder aux tests économiques quantitatifs, et le degré de preuve requis quant à l’effet anticoncurrentiel. La Cour juge qu’une analyse de l’ensemble des circonstances de l’espèce est nécessaire, que le critère du concurrent aussi efficace n’est pas une condition indispensable, et que l’effet d’éviction doit être probable, sans qu’il soit nécessaire de démontrer son caractère grave ou notable. Cette décision clarifie ainsi la méthodologie d’analyse des systèmes de rabais (I) tout en précisant le standard de preuve applicable à la démonstration de leur effet d’éviction (II).
I. La consécration d’une approche qualitative et circonstanciée des rabais d’exclusivité
La Cour de justice réaffirme la nécessité d’une analyse économique fine des systèmes de rabais, en privilégiant un examen au cas par cas (A) et en relativisant la portée des tests quantitatifs formalisés (B).
A. Le rejet d’une qualification formelle au profit d’une analyse des effets
La Cour énonce qu’afin « de déterminer si un système de rabais […] est susceptible d’avoir un effet d’éviction sur le marché », il est nécessaire de procéder à un examen de « l’ensemble des circonstances de l’espèce ». Cette approche globale doit prendre en compte « les critères et les modalités de l’octroi des rabais, l’étendue de la position dominante de l’entreprise concernée et les conditions de concurrence spécifiques du marché pertinent ». Ce faisant, la Cour confirme l’abandon d’une approche formaliste qui tendait à présumer quasi irréfragablement l’illicéité de certains types de rabais fidélisants. L’analyse doit se concentrer sur les effets concrets, potentiels ou réels, de la pratique sur la structure de la concurrence. La précision selon laquelle la couverture d’une « majeure partie de la clientèle sur le marché peut constituer une indication utile » de l’impact de la pratique fournit aux juridictions nationales et aux autorités de concurrence un indice matériel pertinent. Cette méthode, fondée sur les effets, permet de distinguer les rabais qui relèvent d’une concurrence par les mérites de ceux qui entravent le jeu concurrentiel en liant indûment la clientèle.
B. La portée limitée du critère du concurrent aussi efficace
Tout en promouvant une analyse économique, la Cour en circonscrit les outils, en affirmant que « l’application du critère dit «du concurrent aussi efficace» ne constitue pas une condition indispensable pour constater le caractère abusif d’un système de rabais ». Elle va plus loin en jugeant que, dans une situation telle que celle de l’affaire au principal, son application est même « dépourvue de pertinence ». Cette clarification est fondamentale, car elle empêche que le test du concurrent aussi efficace ne devienne une condition nécessaire de la qualification d’abus, ce qui aurait pour conséquence de complexifier à l’excès l’administration de la preuve et de créer un refuge pour des pratiques pourtant dommageables. En effet, ce test, qui vise à déterminer si un concurrent hypothétique mais doté de la même structure de coûts que l’entreprise dominante pourrait concurrencer profitablement la politique tarifaire de cette dernière, présente des limites notables. Il est souvent difficile à mettre en œuvre faute de données fiables et se révèle inadapté pour apprécier les effets d’éviction non liés aux prix, tels que ceux résultant de rabais standardisés fidélisants. La solution retenue préserve ainsi une marge d’appréciation importante au profit des autorités et des juges.
II. La définition du standard de preuve de l’effet d’éviction
Au-delà de la méthode d’analyse, la décision précise le seuil de démonstration de l’effet anticoncurrentiel (A), ce qui emporte des conséquences pratiques significatives pour l’application du droit de la concurrence (B).
A. L’exigence d’un effet d’éviction probable
La Cour de justice établit que « l’effet anticoncurrentiel d’un système de rabais opéré par une entreprise en position dominante […] doit être probable, sans qu’il soit nécessaire de démontrer qu’il revêt un caractère grave ou notable ». Cette formule établit un standard de preuve équilibré, qui se situe entre la simple possibilité théorique d’une entrave et la nécessité de prouver un effet actuel et mesurable. L’exigence de probabilité implique que le lien de causalité entre la pratique et l’éviction potentielle des concurrents doit être suffisamment vraisemblable au vu des conditions du marché. En écartant la nécessité de démontrer un caractère « grave ou notable », la Cour indique que l’existence même d’un abus ne dépend pas de l’intensité de ses conséquences, bien que cette dernière puisse être prise en compte ultérieurement pour la détermination d’éventuelles sanctions. Cette approche préventive permet d’intervenir avant que les structures concurrentielles du marché ne soient irrémédiablement endommagées.
B. Les implications pratiques d’un standard de preuve allégé
En jugeant suffisant un effet probable, la décision renforce la portée de la responsabilité particulière qui incombe à l’entreprise en position dominante de ne pas porter atteinte par son comportement à une concurrence effective et non faussée. Cette solution est de nature à faciliter l’action des autorités de concurrence et des plaignants, qui n’ont plus à apporter la preuve, souvent difficile, d’un impact grave ou d’une éviction effective d’un ou plusieurs concurrents. Par voie de conséquence, elle accroît l’insécurité juridique pour les entreprises dominantes, qui doivent procéder à une auto-évaluation plus rigoureuse de leurs politiques tarifaires avant leur mise en œuvre. Elles ne peuvent plus se prévaloir de l’absence d’un effet d’éviction substantiel pour écarter le risque de qualification d’abus. La décision incite donc à une plus grande prudence, ce qui peut freiner certaines stratégies de rabais potentiellement efficaces, mais contribue à garantir plus sûrement l’ouverture et la contestabilité des marchés dominés par un acteur prépondérant.