Cour de justice de l’Union européenne, le 6 octobre 2021, n°C-174/19

Par un arrêt rendu par sa première chambre, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions d’application du droit des aides d’État au financement d’infrastructures publiques nationales s’inscrivant dans un projet d’envergure transeuropéenne. L’affaire trouve son origine dans un projet de liaison fixe entre le Danemark et l’Allemagne, incluant la construction d’un tunnel et la modernisation des connexions ferroviaires de l’arrière-pays danois. Pour sa réalisation, deux entreprises publiques danoises furent créées : une première chargée de la liaison fixe elle-même, et une seconde chargée des connexions terrestres. Le financement public de ce projet, notifié par les autorités danoises, a fait l’objet d’une décision de la Commission européenne en 2015. Celle-ci a estimé que les mesures de soutien à la première entreprise, bien que potentiellement constitutives d’aides d’État, étaient compatibles avec le marché intérieur, et que les mesures en faveur de la seconde entreprise ne constituaient pas une aide d’État, faute de distorsion de concurrence et d’affectation des échanges entre États membres.

Plusieurs entreprises de transport concurrentes ont alors saisi le Tribunal de l’Union européenne afin d’obtenir l’annulation de cette décision. Par deux arrêts du 13 décembre 2018, le Tribunal a annulé la décision de la Commission en ce qu’elle concernait la liaison fixe, estimant que l’institution aurait dû nourrir des doutes sérieux et ouvrir une procédure formelle d’examen. En revanche, le Tribunal a rejeté les recours pour le surplus, validant l’analyse de la Commission selon laquelle les financements accordés à la seconde entreprise pour les connexions de l’arrière-pays n’étaient pas qualifiables d’aides d’État. C’est dans ce contexte que les entreprises de transport ont formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant le raisonnement du Tribunal sur ce second volet du projet. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si le Tribunal avait commis une erreur en jugeant que les mesures de financement public des infrastructures ferroviaires de l’arrière-pays ne faussaient pas la concurrence ni n’affectaient les échanges, dès lors que le marché de la gestion de l’infrastructure ferroviaire nationale était soumis à un monopole légal.

La Cour de justice a rejeté les pourvois, confirmant l’appréciation du Tribunal. Elle a jugé que lorsque le marché de la gestion d’une infrastructure est légalement fermé à la concurrence, tant « sur » le marché que « pour » le marché, les financements publics octroyés à l’opérateur en charge ne sont pas susceptibles de créer une distorsion de concurrence au sens de l’article 107, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Cette solution conduit à confirmer une approche stricte de l’analyse concurrentielle en matière d’aides d’État, où la structure juridique du marché prime sur les liens économiques du projet (I). Une telle approche, bien que juridiquement fondée sur les faits de l’espèce, soulève néanmoins des interrogations quant à sa portée pour le financement futur des grandes infrastructures de réseau (II).

I. La consécration d’une analyse cloisonnée des aides au sein d’un projet d’infrastructure intégré

La Cour de justice valide l’approche du Tribunal qui, d’une part, a dissocié l’analyse des différentes composantes du projet global (A) et, d’autre part, a fait du monopole légal le critère déterminant de l’absence de distorsion de concurrence (B).

A. L’appréciation distincte des aides pour des bénéficiaires différents

Les requérantes soutenaient que le caractère intégré du projet global, visant à créer une nouvelle voie de transport, imposait une analyse unifiée des effets concurrentiels de l’ensemble des financements. Le Tribunal, suivi par la Cour, a cependant écarté cette approche. La Cour rappelle que même si les différentes mesures de financement s’inscrivent dans un projet unique, elles doivent être examinées séparément lorsqu’elles ont des objets et des bénéficiaires distincts. En l’espèce, le financement de la liaison fixe et celui des connexions de l’arrière-pays étaient accordés à deux entités juridiques différentes, dont les activités étaient clairement délimitées. La Cour souligne ainsi que les mesures octroyées à la seconde entreprise « ne sauraient, pour ce “seul motif”, être constitutives d’aides d’État, ces deux types de mesures ayant un objet et des bénéficiaires différents ».

Ce faisant, la Cour confirme une méthodologie rigoureuse qui s’attache à la nature de l’activité du bénéficiaire direct de la mesure, plutôt qu’à la finalité économique d’ensemble du projet. Une aide ne peut être appréciée qu’au regard de ses effets sur le marché où opère l’entreprise qui la reçoit. Dès lors que l’activité de la seconde entreprise se limitait à la détention et au financement des infrastructures ferroviaires nationales, et non à l’exploitation de services de transport sur la liaison fixe, les effets concurrentiels devaient être analysés uniquement sur le marché de la gestion d’infrastructure ferroviaire. Cette distinction, fondamentale pour le raisonnement, permettait d’isoler l’analyse du financement des connexions terrestres de celle, plus complexe, du financement de la liaison fixe elle-même, en concurrence directe avec d’autres modes de transport.

B. La portée décisive du monopole légal sur le marché pertinent

Le cœur du raisonnement de la Cour repose sur l’absence de concurrence sur le marché de la gestion de l’infrastructure ferroviaire nationale danoise. Les requérantes avançaient que l’existence d’un régime de licences au Danemark prouvait une ouverture, au moins potentielle, de ce marché à la concurrence « pour » le marché. La Cour rejette cet argument en se fondant sur les constatations du Tribunal. Elle rappelle que pour exclure une distorsion de concurrence, « il est nécessaire … que le monopole légal exclue non seulement la concurrence “sur” le marché, mais aussi “pour” le marché, en ce sens qu’il écarte toute concurrence potentielle pour devenir le prestataire exclusif du service en question ».

Or, en l’espèce, il a été établi que l’opérateur historique national bénéficiait d’un monopole légal pour la gestion de l’infrastructure ferroviaire principale. Le régime de licences ne concernait que des tronçons distincts et ne permettait pas à d’autres entreprises de concurrencer l’opérateur historique pour la gestion du réseau national. La Cour conclut donc que le Tribunal a pu considérer à bon droit « que la législation danoise instituant le régime de licences pour la gestion de l’infrastructure ferroviaire n’impliquait pas qu’il existât une concurrence “de lege” “sur” ou “pour” le marché de la gestion et de l’exploitation de l’infrastructure nationale ». Dans un marché ainsi cadenassé, une aide financière ne peut fausser une concurrence qui n’existe ni en fait ni en droit. Ce constat entraîne logiquement l’absence d’affectation des échanges entre États membres, car les entreprises d’autres pays ne peuvent de toute façon pas pénétrer ce marché national spécifique.

II. Une solution à la portée incertaine et aux implications discutables

Si la décision est solidement ancrée dans une appréciation stricte des faits de l’espèce (A), elle laisse en suspens la question de son applicabilité à d’autres projets d’infrastructure et de ses effets sur la concurrence intermodale (B).

A. Une solution fondée sur une interprétation factuelle stricte de l’ouverture du marché

La valeur de l’arrêt réside dans son pragmatisme et sa déférence envers l’appréciation souveraine des faits par le Tribunal. La Cour se refuse à spéculer sur une concurrence potentielle que les éléments de droit et de fait écartent manifestement. Elle souligne ainsi qu’« il n’a pas été démontré, ni même allégué, que l’octroi des licences … permettrait à des entreprises autres que [l’opérateur historique] d’exercer leurs activités sur ou pour le marché de la gestion et de l’exploitation de l’infrastructure ferroviaire nationale ». Cette approche formaliste a le mérite de la sécurité juridique : seule une ouverture avérée du marché, en droit ou en fait, peut déclencher l’application des règles sur les aides d’État.

Toutefois, cette rigueur peut être critiquée. En distinguant les activités de construction et d’entretien, ouvertes à la concurrence via des appels d’offres, de celles de gestion « au sens strict » exercées par l’entreprise publique, la Cour adopte une vision très fine, voire artificielle, des fonctions d’un gestionnaire d’infrastructure. Une telle distinction pourrait inciter les États membres à structurer leurs projets en créant des entités ad hoc dont les missions, limitées à la détention et à la gestion pure, les placeraient à l’abri des contraintes du droit des aides d’État, tandis que les activités économiques plus substantielles seraient sous-traitées. La solution retenue apparaît donc très contingente à la structure spécifique du cadre légal danois et à la manière dont le projet a été organisé.

B. Une portée jurisprudentielle limitée pour le financement des infrastructures de réseau

L’étude de la portée de cet arrêt invite à la prudence. Il ne s’agit pas d’un blanc-seing accordé aux États membres pour financer massivement leurs infrastructures sans contrôle de la Commission. La solution dépend entièrement de la capacité d’un État à démontrer l’existence d’un monopole légal hermétique, excluant toute forme de concurrence. Cette condition est exigeante et ne se retrouvera pas dans de nombreux secteurs ou États membres, où les marchés de réseau (énergie, télécommunications, transports) sont souvent ouverts à la concurrence « pour le marché » par le biais de concessions ou d’autres procédures de mise en concurrence.

De plus, l’arrêt reste silencieux sur les effets indirects de l’aide sur d’autres marchés, notamment la concurrence intermodale. En facilitant le financement de l’infrastructure ferroviaire, le soutien public, même s’il n’est pas qualifié d’aide d’État à ce stade, contribue in fine à renforcer l’attractivité du transport ferroviaire au détriment du transport maritime ou routier. Les requérantes, des opérateurs de ferries, étaient directement concernées par ce phénomène. En se concentrant exclusivement sur le marché de la gestion de l’infrastructure, la Cour évite d’aborder cette question pourtant centrale. La portée de l’arrêt est donc probablement limitée aux cas d’espèce où une infrastructure est gérée sous un monopole légal strict et où le bénéficiaire de l’aide n’a aucune autre activité sur un marché concurrentiel.

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Hassan KOHEN
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