Cour de justice de l’Union européenne, le 6 octobre 2021, n°C-50/19

L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 6 octobre 2021 tranche une question relative à la qualification d’une mesure fiscale nationale en tant qu’aide d’État. En l’espèce, une société résidente d’un État membre avait bénéficié d’une disposition de la législation fiscale de cet État. Cette disposition lui permettait de déduire de son bénéfice imposable l’amortissement d’un actif incorporel, le fonds de commerce financier, résultant de l’acquisition de participations dans des sociétés établies hors de ce territoire. Saisie d’une enquête, la Commission européenne a considéré que cette mesure constituait un régime d’aides d’État illégal et incompatible avec le marché intérieur, ordonnant par conséquent la récupération des montants octroyés.

La société bénéficiaire a alors introduit un recours en annulation contre la décision de la Commission devant le Tribunal de l’Union européenne. Par un arrêt, le Tribunal a rejeté le recours, validant l’analyse de la Commission. La société a formé un pourvoi devant la Cour de justice afin d’obtenir l’annulation de l’arrêt du Tribunal. Elle soutenait notamment que le Tribunal avait commis une erreur de droit en identifiant le régime de référence servant à apprécier le caractère sélectif de la mesure fiscale. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si une mesure fiscale nationale, qui réserve un avantage à l’acquisition de sociétés étrangères par opposition aux acquisitions de sociétés nationales, doit être qualifiée de sélective au sens de l’article 107, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Par son arrêt, la Cour de justice rejette le pourvoi. Elle confirme que le Tribunal n’a pas commis d’erreur en considérant que l’avantage fiscal en cause introduisait un traitement différencié non justifié au sein du système fiscal national de référence. La Cour valide ainsi l’analyse selon laquelle la mesure est bien sélective et constitue une aide d’État.

Cette décision consolide la jurisprudence relative à la notion de sélectivité en matière d’aides d’État fiscales, en confirmant une approche rigoureuse dans la définition du cadre d’analyse (I). Elle rappelle par ailleurs le caractère restreint des justifications susceptibles d’être admises pour déroger au principe d’interdiction des aides d’État (II).

I. La confirmation d’une approche orthodoxe de la sélectivité fiscale

La Cour de justice saisit l’occasion de cet arrêt pour réaffirmer sa méthodologie classique d’analyse de la sélectivité d’une mesure fiscale. Elle valide la démarche du Tribunal qui a d’abord délimité avec précision le cadre de référence applicable (A), avant de constater l’existence d’une dérogation non justifiée à ce cadre (B).

A. La primauté du système fiscal national comme cadre de référence

Le raisonnement de la Cour repose sur la première étape de l’examen de la sélectivité, qui est de déterminer le régime fiscal normal, ou « de référence », en vigueur dans l’État membre concerné. La société requérante soutenait que le Tribunal avait erré en ne prenant pas en compte le fait que les opérations purement nationales et les opérations transfrontalières n’étaient pas comparables. Selon elle, le traitement fiscal différent était inhérent à la logique du système.

La Cour écarte cet argument et approuve le Tribunal d’avoir considéré que le régime de référence était le système général de l’impôt sur les sociétés de l’État membre. Dans ce système, l’objectif est d’imposer les bénéfices de toutes les sociétés qui y sont assujetties. Le fait qu’un avantage soit réservé aux seules acquisitions de participations dans des sociétés étrangères crée nécessairement une distinction. La Cour estime que « le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que la seule différence de traitement entre des opérations, au demeurant comparables au regard de l’objectif poursuivi par le régime général de l’impôt sur les sociétés, suffisait pour établir, à titre provisoire, le caractère sélectif de la mesure ». L’identification d’un cadre de référence large, fondé sur l’objectif général de l’impôt, est ainsi confirmée comme le point de départ incontournable de l’analyse.

B. La caractérisation d’une dérogation par différenciation de traitement

Une fois le régime de référence établi, la seconde étape de l’analyse consiste à vérifier si la mesure en cause déroge à ce régime en introduisant des différenciations entre opérateurs économiques se trouvant dans une situation factuelle et juridique comparable. En l’espèce, la mesure fiscale permettait un amortissement pour l’acquisition d’une société étrangère, alors que cet avantage n’existait pas pour l’acquisition d’une société nationale.

La Cour confirme que ces deux situations sont comparables au regard de l’objectif de l’impôt sur les sociétés. Une entreprise qui acquiert des participations, qu’elles soient nationales ou étrangères, se trouve dans une situation similaire vis-à-vis du calcul de son bénéfice imposable. En introduisant une possibilité de déduction fiscale uniquement pour les opérations transfrontalières, « la mesure en cause au principal instaure donc un traitement différencié entre des opérateurs qui se trouvent, au regard de l’objectif poursuivi par le régime général d’imposition des sociétés, dans une situation factuelle et juridique comparable ». Cette différence de traitement suffit à présumer le caractère sélectif de l’aide.

Le raisonnement de la Cour, en validant l’approche du Tribunal, se montre ainsi fidèle à une interprétation extensive du champ d’application de l’article 107, paragraphe 1, du Traité. La portée de cette approche est d’autant plus importante qu’elle limite considérablement les justifications possibles.

II. La portée limitée des justifications à la sélectivité d’une aide

Après avoir établi l’existence d’une dérogation, la Cour examine si celle-ci pouvait être justifiée par la nature ou l’économie du système fiscal, seule possibilité d’écarter la qualification d’aide d’État. La Cour rejette les justifications avancées (A), envoyant un signal clair sur la portée de cette exception et sur l’appréciation des politiques fiscales nationales (B).

A. Le rejet des justifications tirées d’objectifs économiques externes

La troisième et dernière étape de l’analyse de la sélectivité permet à un État membre de démontrer qu’une mesure fiscale différenciée est justifiée par la nature ou l’économie du système dans lequel elle s’insère. Il doit s’agir de justifications découlant de la logique interne du système fiscal, comme la nécessité de lutter contre l’évasion fiscale ou d’éviter la double imposition. Dans cette affaire, la société requérante et l’État membre intervenant avançaient que la mesure était nécessaire pour promouvoir l’exportation et la compétitivité internationale de ses entreprises.

La Cour de justice balaye cet argument en rappelant sa jurisprudence constante. Des objectifs de politique économique, aussi légitimes soient-ils, sont par nature externes à la logique du système fiscal lui-même. La Cour énonce clairement que « des objectifs qui sont externes au régime fiscal en cause, tels que la promotion de la compétitivité des entreprises ou la neutralité des échanges, ne sauraient permettre d’écarter la qualification de mesure sélective ». En conséquence, le fait de vouloir placer les entreprises nationales sur un pied d’égalité avec leurs concurrentes sur les marchés mondiaux ne constitue pas une justification inhérente au système fiscal. Cette position stricte empêche les États membres de déguiser des subventions à l’exportation en mesures techniques de politique fiscale.

B. La consolidation d’une jurisprudence rigoureuse en matière d’aides fiscales

Au-delà de son apport technique, cet arrêt a une valeur et une portée significatives. Il s’inscrit dans une lignée jurisprudentielle qui a progressivement renforcé le contrôle de la Commission sur les mesures fiscales des États membres. En validant une interprétation large de la notion de sélectivité et une conception étroite des justifications admises, la Cour confirme que la concurrence fiscale entre États membres trouve une limite claire dans le droit des aides d’État.

La décision rappelle que le Traité n’a pas pour objectif d’harmoniser les systèmes fiscaux, mais qu’il interdit aux États d’utiliser leur souveraineté fiscale pour octroyer des avantages ciblés à certaines entreprises. La portée de l’arrêt est donc considérable pour les entreprises multinationales et les États membres. Il constitue un avertissement contre la mise en place de régimes fiscaux préférentiels, même s’ils sont présentés comme des outils de politique industrielle ou de compétitivité. En définitive, cette décision réaffirme que la cohérence du marché intérieur prime sur les volontés nationales de favoriser certains acteurs économiques par le biais de l’outil fiscal.

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Hassan KOHEN
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