Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur les conditions d’appréciation de la sélectivité d’une mesure fiscale au regard du droit des aides d’État. La décision offre un éclairage précis sur la méthodologie que les institutions de l’Union et les juridictions doivent suivre pour identifier un avantage fiscal sélectif, en particulier sur l’étape cruciale de la détermination du système de référence.
En l’espèce, une législation nationale permettait l’amortissement fiscal de la survaleur financière résultant de l’acquisition de participations dans des sociétés non-résidentes. Cette possibilité n’était cependant pas offerte pour les acquisitions de participations dans des sociétés résidentes, sauf dans le cadre d’un regroupement d’entreprises. La Commission européenne avait qualifié cette mesure d’aide d’État incompatible avec le marché intérieur, estimant qu’elle introduisait un traitement différencié non justifié entre des opérateurs économiques se trouvant dans une situation comparable. Un recours en annulation fut formé devant le Tribunal de l’Union européenne, qui rejeta les arguments de la partie requérante. Celle-ci a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant que le Tribunal avait commis plusieurs erreurs de droit dans son analyse de la sélectivité de la mesure.
La requérante articulait son pourvoi autour de plusieurs branches, contestant principalement la méthode d’analyse de la sélectivité retenue. Elle critiquait la définition du système de référence, l’identification de l’objectif de ce système, la répartition de la charge de la preuve et l’appréciation de la proportionnalité de la mesure. La question centrale posée à la Cour était donc de déterminer si le Tribunal avait correctement validé l’analyse de la sélectivité menée par la Commission, et plus spécifiquement, de préciser la méthode de délimitation du cadre de référence pertinent pour identifier un avantage fiscal sélectif au sens de l’article 107, paragraphe 1, du TFUE.
La Cour de justice rejette le pourvoi dans son intégralité. Elle juge que, malgré une erreur de droit commise par le Tribunal dans l’identification de l’objectif du système fiscal, cette erreur n’est pas de nature à vicier le raisonnement global et à entraîner l’annulation de l’arrêt attaqué. La Cour valide ainsi l’approche de la Commission et du Tribunal qui consiste à considérer que le système de référence ne peut être la mesure fiscale elle-même, mais doit englober un ensemble normatif plus large.
La décision de la Cour clarifie ainsi la méthode de détermination du cadre de référence (I), avant de se prononcer sur l’application concrète et contrôlée des étapes de l’analyse de sélectivité (II).
I. La clarification méthodologique de la détermination du cadre de référence
La Cour de justice consacre la première partie de son raisonnement à valider l’approche du Tribunal quant à la définition du système fiscal de référence, étape liminaire et essentielle de l’analyse de la sélectivité. Elle confirme ainsi une conception extensive de ce système (A) et la valide en se fondant sur la distinction entre la règle générale et l’exception (B).
A. La confirmation d’une approche extensive du système de référence
La requérante soutenait que le Tribunal avait commis une erreur en ne considérant pas que la mesure litigieuse constituait un système de référence autonome. Selon elle, la mesure créait une nouvelle règle générale pour les prises de participations transfrontalières, dotée de sa propre logique. La Cour écarte cet argument, rappelant avec force que la détermination du cadre de référence doit procéder d’un examen objectif des normes nationales. Elle précise que la sélectivité d’une mesure fiscale ne peut être évaluée « à l’aune d’un cadre de référence constitué de quelques dispositions du droit national de l’État membre concerné qui ont été artificiellement sorties d’un cadre législatif plus large ».
En l’espèce, la Cour estime que le Tribunal n’a pas commis d’erreur en jugeant que le système de référence pertinent était le traitement fiscal de la survaleur dans son ensemble en droit national, et non uniquement le traitement de la survaleur financière issue d’opérations transfrontalières. Le Tribunal avait correctement relevé que la mesure litigieuse ne pouvait être appréciée isolément, car elle s’insérait dans le régime général de l’impôt sur les sociétés qui prévoyait déjà des règles pour l’amortissement de la survaleur. Isoler la mesure reviendrait à ignorer la différence de traitement qu’elle instaure par rapport aux opérations nationales, ce qui est précisément l’objet du contrôle des aides d’État.
B. La consécration d’une analyse fondée sur la distinction entre règle générale et exception
Cette définition large du système de référence permet ensuite à la Cour de valider la qualification de la mesure litigieuse comme une exception à une règle générale. Le Tribunal avait considéré que la règle générale en droit national était que « seuls les regroupements d’entreprises peuvent conduire à l’amortissement de la survaleur ». La mesure fiscale en cause, en permettant cet amortissement pour de simples prises de participations et seulement lorsqu’elles étaient transfrontalières, constituait bien une dérogation à ce principe.
La Cour confirme ce raisonnement. Elle juge que le Tribunal a correctement identifié que le principe directeur du droit national en la matière subordonnait l’avantage fiscal à l’existence d’un regroupement d’entreprises. La mesure litigieuse crée donc une exception en faveur d’une catégorie spécifique d’opérations, introduisant une différenciation a priori suspecte au regard du droit des aides d’État. Le fait que la mesure déroge à la logique interne du système fiscal général est un indice pertinent de sa sélectivité. Cette approche démontre que la technique réglementaire, bien que non décisive en soi, est un élément d’analyse pertinent lorsqu’elle révèle un traitement différencié entre opérateurs.
II. L’application contrôlée des étapes de l’analyse de sélectivité
Une fois le cadre de référence et le caractère dérogatoire de la mesure établis, la Cour examine la validité des étapes suivantes de l’analyse, menées par le Tribunal. Elle relève une erreur de droit dans la définition de l’objectif du système mais la juge sans conséquence (A), avant d’écarter les autres arguments relatifs aux aspects procéduraux de l’analyse (B).
A. L’identification substituée mais validée de l’objectif du système de référence
La requérante reprochait au Tribunal d’avoir arbitrairement défini l’objectif du système de référence comme étant d’« assurer une certaine cohérence entre le traitement fiscal de la survaleur et son traitement comptable ». La Cour lui donne raison sur ce point. Elle constate que cet objectif ne figurait nulle part dans la décision de la Commission et que le Tribunal l’a déduit de sa propre interprétation du droit national. La Cour rappelle fermement qu’il est interdit au juge de l’Union de substituer sa propre motivation à celle de l’auteur de l’acte contesté. Elle juge donc que « le Tribunal a commis une erreur de droit ».
Toutefois, la Cour ne s’arrête pas à ce constat. Usant de la faculté de rejeter un moyen même en présence d’une erreur de droit si le dispositif de l’arrêt reste justifié par d’autres motifs, elle procède à son propre examen. Elle conclut que même si l’objectif du système était la neutralité fiscale, comme le soutenait la requérante, la mesure resterait sélective. En effet, les entreprises réalisant des prises de participations nationales et celles réalisant des prises de participations transfrontalières se trouvent dans une situation factuelle et juridique comparable au regard de cet objectif, et la mesure les traite différemment sans justification apparente à ce stade de l’analyse. L’erreur du Tribunal est donc jugée sans incidence sur la solution du litige.
B. Le rejet des arguments procéduraux et de proportionnalité
La Cour écarte enfin les autres branches du pourvoi, les jugeant soit inopérantes, soit non fondées. Concernant l’argument tiré d’un renversement de la charge de la preuve, la Cour estime qu’il repose sur la prémisse erronée que l’objectif de neutralité fiscale aurait dû être pris en compte dès les premières étapes de l’analyse. Elle rappelle que la structure de l’analyse de la sélectivité en trois étapes (avantage, sélectivité prima facie, justification) a été respectée.
De même, l’argument relatif à l’examen de la proportionnalité est rejeté. La Cour confirme que cette question se pose au stade de la troisième étape, celle de la justification, où l’État membre doit démontrer que la mesure différenciée est nécessaire et proportionnée à l’objectif poursuivi par le système. Enfin, les critiques concernant le lien de causalité et la divisibilité de la mesure sont également écartées comme inopérantes, car elles visaient des motifs surabondants ou erronés du raisonnement du Tribunal, la conclusion de ce dernier étant solidement fondée sur d’autres motifs.