Cour de justice de l’Union européenne, le 6 septembre 2011, n°C-108/10

Par un arrêt en date du 6 septembre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, est venue préciser les conditions d’application de la directive 77/187/CEE relative au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprise, notamment lorsque ce transfert s’opère entre des entités du secteur public.

En l’espèce, une employée assurant des services auxiliaires dans des écoles publiques pour le compte d’une collectivité locale a été transférée, en vertu d’une loi nationale, aux services d’un ministère de l’État. Lors de cette opération, son nouvel employeur n’a pas intégralement reconnu l’ancienneté de service acquise auprès de son précédent employeur. Cette non-reconnaissance a entraîné son classement dans un échelon salarial inférieur à celui qui aurait correspondu à son expérience réelle, provoquant une diminution de sa rémunération.

La salariée a contesté cette situation devant une juridiction nationale afin d’obtenir la pleine reconnaissance de son ancienneté. Saisie d’une question préjudicielle, la Cour de justice a été interrogée sur la qualification de cette opération de transfert au regard du droit de l’Union et sur les conséquences qui en découlent pour les droits pécuniaires des travailleurs. Il s’agissait, d’une part, de déterminer si le transfert de personnel entre deux autorités publiques, pour des activités ne relevant pas de l’exercice de la puissance publique, constituait un transfert d’entreprise au sens de la directive. D’autre part, la Cour devait clarifier dans quelle mesure le nouvel employeur, le cessionnaire, est tenu de prendre en compte l’ancienneté acquise chez le cédant pour déterminer la rémunération du travailleur transféré, notamment en cas d’application d’une nouvelle convention collective.

La Cour a répondu que la directive était bien applicable, la notion de réorganisation administrative, qui constitue une exception, devant être interprétée de manière stricte. Elle a ensuite jugé que l’application de la convention collective du cessionnaire ne pouvait aboutir à une régression salariale substantielle pour les travailleurs transférés, du fait de la non-prise en compte de leur ancienneté acquise, lorsque celle-ci est équivalente à celle des salariés du cessionnaire.

Cette décision précise ainsi le champ d’application de la protection sociale européenne lors des restructurations du secteur public (I), tout en encadrant fermement les conséquences de ces transferts sur la situation pécuniaire des salariés (II).

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I. L’extension de la protection des travailleurs aux transferts au sein du secteur public

La Cour de justice adopte une approche extensive du champ d’application de la directive 77/187, en consacrant une interprétation finaliste de la notion d’entreprise (A) qui a pour corollaire de limiter de manière stricte l’exception relative aux réorganisations administratives (B).

A. Une interprétation finaliste de la notion d’entreprise

La Cour rappelle que la qualification de « transfert d’entreprise » repose sur des critères matériels plutôt que formels, axés sur la notion d’« entité économique ». Elle juge qu’une telle entité existe dès lors qu’un ensemble organisé de personnes et de moyens poursuit un objectif propre, et ce, indépendamment de son statut juridique public ou privé ou de son mode de financement. Dans le cas d’activités reposant essentiellement sur la main-d’œuvre, comme les services de nettoyage et d’entretien, un groupe structuré de travailleurs peut à lui seul constituer une telle entité.

Le critère déterminant devient alors la nature de l’activité exercée. La Cour souligne que les services en cause, bien qu’assurés dans l’intérêt public et sans but lucratif, revêtent un caractère économique. En effet, ils ne relèvent pas de l’exercice de prérogatives de puissance publique et sont en concurrence potentielle avec des opérateurs privés. Cette approche fonctionnelle permet de faire prévaloir l’objectif de la directive, qui est de protéger les travailleurs contre les conséquences négatives d’un changement d’employeur, quelle que soit la forme juridique de ce dernier. En se détachant de la nature publique des employeurs, la Cour assure l’effet utile du texte et prévient toute exclusion qui viderait la protection de sa substance.

B. Le cantonnement de l’exception de la réorganisation administrative

Logiquement, cette interprétation large de la notion d’entreprise conduit la Cour à encadrer strictement l’exception prévue pour les transferts de fonctions administratives. Elle énonce que l’exclusion du champ de la directive pour la « réorganisation de structures de l’administration publique » doit être comprise de manière restrictive. Citant sa jurisprudence antérieure, la Cour affirme que « la portée de ces expressions est limitée aux cas dans lesquels le transfert concerne des activités qui relèvent de l’exercice de la puissance publique ».

Le simple fait qu’un transfert s’inscrive dans le cadre d’une politique de rationalisation des services publics ne suffit donc pas à le soustraire aux garanties prévues par la directive. Admettre le contraire reviendrait à permettre aux autorités publiques d’écarter la protection des travailleurs en invoquant un simple réaménagement de personnel. La Cour veille ainsi à ce que le statut public de l’employeur ne devienne un moyen d’éluder les obligations sociales européennes lorsque l’État ou ses démembrements agissent en qualité d’opérateur économique. La protection des travailleurs prime sur les considérations purement organisationnelles de l’administration.

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Une fois le principe de l’applicabilité de la directive fermement établi, la Cour se penche sur la portée concrète de cette protection, en définissant les garanties relatives aux conditions de rémunération du personnel transféré.

II. La garantie d’une protection effective des droits pécuniaires du travailleur

La Cour précise l’équilibre entre la possibilité pour le cessionnaire d’appliquer son propre statut collectif (A) et l’obligation de ne pas porter une atteinte substantielle aux droits des travailleurs transférés, en interdisant toute régression salariale significative (B).

A. L’articulation des statuts collectifs successifs

L’article 3 de la directive 77/187 prévoit que le cessionnaire est tenu de maintenir les conditions de travail issues d’une convention collective jusqu’à sa dénonciation, son expiration ou l’entrée en vigueur d’une autre convention collective. La Cour en déduit qu’« il est loisible au cessionnaire d’appliquer, dès la date du transfert, les conditions de travail prévues par la convention collective en vigueur chez lui, y compris celles relatives à la rémunération ». Cette faculté offre une souplesse indispensable à l’intégration des salariés transférés et à la cohérence de la gestion du personnel au sein de la nouvelle structure.

Le remplacement immédiat de la convention collective du cédant par celle du cessionnaire est donc possible. Cependant, la Cour précise aussitôt que cette marge de manœuvre n’est pas absolue. Sa mise en œuvre doit rester conforme à l’objectif principal de la directive, qui est d’empêcher que les travailleurs se trouvent, du seul fait du transfert, dans une situation moins favorable. La simple substitution de normes collectives ne saurait servir de prétexte à une dégradation des conditions de travail.

B. L’interdiction d’une régression salariale substantielle comme limite

La Cour de justice pose une limite claire à la faculté du cessionnaire de modifier les conditions de rémunération. Elle juge que « l’article 3 de cette directive s’oppose à ce que les travailleurs transférés subissent, par rapport à leur situation immédiatement antérieure au transfert, une régression salariale substantielle en raison du fait que leur ancienneté acquise auprès du cédant, équivalente à celle acquise par des travailleurs au service du cessionnaire, n’est pas prise en compte ». L’ancienneté, si elle n’est pas un droit transféré en tant que tel, devient un élément crucial d’appréciation lorsque la rémunération en dépend.

La portée de cette solution est considérable. Elle ne contraint pas le cessionnaire à maintenir à l’identique le niveau de salaire antérieur, ni à aligner parfaitement les salariés transférés sur ses propres employés. En revanche, elle lui impose de ne pas ignorer l’expérience acquise par les travailleurs lorsque cela conduit à une dégradation financière importante et injustifiée. En introduisant le critère de la « régression salariale substantielle », la Cour fournit aux juridictions nationales un outil d’appréciation concret pour contrôler que l’intégration des salariés ne se fasse pas à leur détriment, assurant ainsi une protection effective et non seulement formelle.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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