Par un arrêt du 7 août 2018, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu une décision préjudicielle clarifiant l’étendue du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) dans un contexte transfrontalier. Cette décision portait sur la relation entre une société mère établie dans un État membre et sa succursale située dans un autre. En l’espèce, une société de droit allemand avait obtenu un numéro d’identification fiscale au Portugal pour un acte isolé, à savoir la constitution d’un groupement d’intérêt économique (GIE) avec une autre entreprise. Postérieurement, cette société a immatriculé une succursale au Portugal, laquelle s’est vu attribuer un numéro d’identification fiscale distinct en tant qu’établissement stable. Le GIE, constitué par la société mère, a ensuite refacturé une partie de ses coûts à la succursale en utilisant le numéro d’identification de cette dernière, qui a procédé à la déduction de la TVA correspondante.
L’administration fiscale portugaise a contesté cette déduction, arguant que la succursale n’était pas membre du GIE et que la société mère et sa succursale constituaient deux entités fiscales distinctes en raison de leurs numéros d’identification différents. La succursale a alors saisi le tribunal arbitral en matière fiscale, lequel a décidé de surseoir à statuer et d’interroger la Cour de justice sur la compatibilité d’un tel refus avec le droit de l’Union. La question posée à la Cour était de savoir si une société mère et sa succursale, situées dans deux États membres différents et disposant de numéros d’identification fiscale distincts, devaient être considérées comme deux assujettis séparés. Il s’agissait également de déterminer si une erreur formelle, liée à l’utilisation de numéros d’identification différents, pouvait priver la succursale de son droit à déduction de la TVA.
À cette question, la Cour de justice a répondu que les articles 167 et 168 de la directive TVA, ainsi que le principe de neutralité, s’opposent à une telle interprétation. Elle a jugé qu’une société et sa succursale constituent un seul et même assujetti et que l’attribution de numéros d’identification distincts ne saurait suffire à leur refuser le droit à déduction si les conditions de fond sont remplies. La Cour réaffirme ainsi le principe de l’unicité de l’assujetti entre une société et sa succursale (I), consacrant la prééminence des conditions de fond du droit à déduction sur les exigences purement formelles (II).
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I. La confirmation du principe de l’unicité de l’assujetti
En jugeant que la société mère et sa succursale ne forment qu’un seul assujetti, la Cour écarte une approche formaliste fondée sur la pluralité de numéros d’identification fiscale (A) et rappelle la définition juridique de l’établissement stable au sens de la directive TVA (B).
A. L’indifférence de la pluralité de numéros d’identification fiscale
La Cour de justice neutralise l’argument principal de l’administration fiscale nationale, qui reposait sur l’existence de deux numéros d’identification fiscale distincts. Elle considère que cet élément purement administratif est insuffisant pour créer deux personnalités fiscales autonomes. Pour la Cour, la succursale ne dispose pas de l’indépendance économique requise pour être qualifiée d’assujetti distinct de sa société mère. Elle rappelle que la notion d’assujetti, définie à l’article 9 de la directive TVA, suppose l’exercice d’une activité économique « d’une façon indépendante ». Or, une succursale, par définition, ne supporte pas le risque économique ultime de son activité, lequel incombe à la société qui l’a créée.
La Cour en déduit logiquement que « tge Bonn et tge Sucursal em Portugal constituent un assujetti unique au sens de la directive TVA ». Cette solution s’inscrit dans la continuité de sa jurisprudence antérieure, selon laquelle une succursale dépourvue d’autonomie ne peut être considérée comme un assujetti distinct de son siège. L’attribution de numéros d’identification différents, bien que pratique pour l’administration, ne modifie pas la nature juridique de la relation entre le siège et sa succursale.
B. L’application de la notion d’établissement stable
La Cour examine ensuite la localisation de la prestation de services au regard de l’article 44 de la directive TVA. Ce texte établit une hiérarchie claire : le lieu de la prestation est prioritairement celui où l’assujetti a établi le siège de son activité économique. Ce n’est que par dérogation que le lieu de l’établissement stable peut être retenu, à condition que les services soient fournis pour les besoins propres de cet établissement. En l’espèce, les coûts refacturés par le GIE concernaient un projet exécuté au Portugal, impliquant directement la succursale.
La Cour conclut que, même si le GIE a été formellement constitué par la société mère allemande, les prestations sous-jacentes étaient utilisées par l’établissement stable portugais pour ses opérations taxées. Dans la mesure où la société mère et la succursale forment un seul assujetti, il importe peu que l’une ou l’autre ait été désignée dans les différents contrats, dès lors que les coûts sont économiquement rattachables à l’activité de la succursale. Le raisonnement de la Cour confirme que l’unicité de l’assujetti prévaut sur la distinction formelle entre les entités juridiques utilisées.
En établissant l’existence d’un assujetti unique, la Cour tire les conséquences logiques de cette qualification en ce qui concerne l’exercice du droit à déduction.
II. La prévalence du droit à déduction sur le formalisme fiscal
Cette décision réaffirme avec force le principe de neutralité fiscale qui sous-tend le système commun de TVA (A) et offre une sécurité juridique accrue aux entreprises opérant au sein de l’Union par l’intermédiaire de succursales (B).
A. La réaffirmation du principe de neutralité fiscale
Le droit à déduction constitue un élément fondamental du mécanisme de la TVA, garantissant que l’impôt ne pèse pas sur l’opérateur économique mais sur le consommateur final. La Cour rappelle que ce droit ne peut être limité de manière arbitraire. En l’espèce, refuser la déduction à la succursale au motif qu’elle n’est pas formellement membre du GIE reviendrait à lui faire supporter une charge de TVA qui ne lui incombe pas, en violation directe du principe de neutralité.
La Cour souligne que « le principe de neutralité fiscale exige que la déduction de la TVA en amont soit accordée si les exigences de fond pour cette déduction sont satisfaites ». Elle ajoute que l’administration fiscale ne peut imposer des conditions supplémentaires qui auraient pour effet de vider de sa substance l’exercice de ce droit, surtout lorsqu’elle dispose de toutes les informations nécessaires pour vérifier que l’assujetti est bien le destinataire des opérations et redevable de la taxe. L’erreur formelle dans l’utilisation des numéros d’identification ne saurait donc faire obstacle à un droit matériellement justifié.
B. La portée de la solution pour les opérations transfrontalières
En consacrant la primauté de la réalité économique sur le formalisme administratif, cet arrêt revêt une portée pratique considérable. Il clarifie que l’organisation interne d’un groupe, notamment la répartition des rôles entre une société mère et sa succursale, ne doit pas être une source d’insécurité fiscale. Les entreprises peuvent ainsi opérer de manière transfrontalière avec une confiance accrue dans le fait que leurs droits, notamment le droit à déduction, ne seront pas remis en cause pour des motifs purement formels.
La solution protège les assujettis contre des interprétations excessivement strictes des réglementations nationales qui pourraient entraver le bon fonctionnement du marché intérieur. Elle rappelle aux administrations fiscales nationales que le système commun de TVA repose sur des principes uniformes qui ne sauraient être dénaturés par des particularismes procéduraux. En définitive, cet arrêt renforce la cohérence du système de TVA et la prévisibilité pour les opérateurs économiques agissant dans plusieurs États membres.