Par une décision préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne est venue préciser les conditions dans lesquelles les États membres peuvent encadrer l’accès aux aides de la politique agricole commune, ainsi que la portée du principe de l’autorité de la chose jugée face aux exigences du droit de l’Union.
En l’espèce, une entité avait obtenu une aide au titre du régime de paiement unique à la surface, en justifiant de son droit d’exploiter une pâture par un contrat de concession portant sur un bien du domaine public. Par la suite, les autorités nationales ont émis un acte de récupération des sommes versées, ce qui a conduit à un litige. L’entité bénéficiaire de l’aide n’assurait pas elle-même le pâturage, mais avait conclu un contrat de collaboration avec des éleveurs qui y faisaient paître leurs animaux, tout en conservant la charge de l’entretien de la parcelle.
Saisie du litige, la juridiction nationale a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si le droit de l’Union s’opposait à une réglementation nationale qui conditionne l’octroi de l’aide à la détention d’un « droit d’utilisation » et à la qualité d’éleveur du demandeur. La question se posait également de savoir si l’activité consistant à entretenir une pâture et à la mettre à disposition de tiers constituait une « activité agricole » au sens des règlements européens. Enfin, le juge national interrogeait la Cour sur la compatibilité avec le droit de l’Union du principe national de l’autorité de la chose jugée, lorsqu’une décision juridictionnelle antérieure et définitive faisait obstacle à l’examen de la conformité d’une règle nationale au droit de l’Union.
La Cour de justice a jugé que les États membres pouvaient imposer au demandeur de l’aide de prouver qu’il détient un « droit d’utilisation », y compris en exigeant la qualité d’éleveur pour la conclusion d’un contrat de concession, sous réserve du respect des objectifs de la réglementation européenne et du principe de proportionnalité. Elle a également considéré que la notion d’« activité agricole » couvre bien une situation où le concessionnaire entretient la pâture mais en confie l’exploitation effective à des éleveurs tiers. Surtout, la Cour a affirmé que le droit de l’Union s’oppose à ce que le principe de l’autorité de la chose jugée empêche un juge national d’examiner la conformité d’exigences nationales avec le droit de l’Union, même si les faits et la réglementation en cause ont déjà fait l’objet d’une décision définitive. La Cour de justice apporte ainsi des clarifications substantielles sur les conditions d’octroi des aides de la politique agricole commune, tout en réaffirmant avec force les impératifs procéduraux découlant de la primauté du droit de l’Union.
I. L’encadrement par le droit de l’Union des conditions d’éligibilité aux aides agricoles
La Cour de justice reconnaît une marge de manœuvre aux États membres pour définir les critères d’accès aux aides, pourvu que les objectifs du droit de l’Union soient respectés (A), ce qui la conduit à retenir une conception fonctionnelle de la notion d’agriculteur et de son activité (B).
A. La faculté reconnue aux États membres de subordonner l’aide à un titre d’exploitation
La décision commentée valide la possibilité pour une réglementation nationale de conditionner l’octroi d’une aide au titre du régime de paiement unique à la surface à la preuve par le demandeur qu’il détient un « droit d’utilisation » de la parcelle concernée. Cette approche confirme que la politique agricole commune n’exclut pas des exigences nationales visant à garantir que les aides profitent bien aux exploitants qui ont la maîtrise effective des terres. La Cour précise toutefois que cette faculté est encadrée par le respect des objectifs de la réglementation de l’Union et par les principes généraux du droit, notamment celui de proportionnalité. Une telle condition ne doit donc pas créer une charge administrative excessive ni introduire de discrimination injustifiée entre les agriculteurs.
Dans le prolongement de ce raisonnement, la Cour admet qu’une réglementation nationale puisse subordonner la validité d’un contrat de concession de pâturage public à la qualité d’éleveur du concessionnaire. Cette exigence, bien que restrictive, peut être justifiée si elle vise à assurer que les pâturages publics sont bien utilisés à des fins d’élevage, conformément à leur vocation. La Cour ne s’oppose pas à cette condition spécifique, car elle relève de l’autonomie des États membres dans la gestion de leur domaine public, pour autant qu’elle ne contrevienne pas aux finalités des aides européennes, qui visent avant tout à soutenir une activité agricole réelle.
B. L’interprétation extensive de la notion d’activité agricole
L’un des apports majeurs de la décision réside dans l’interprétation large de ce qui constitue une « activité agricole ». La Cour considère que cette notion « couvre une activité par laquelle une personne prend en concession une pâture et conclut ultérieurement un contrat de collaboration avec des éleveurs d’animaux ». Ainsi, l’agriculteur éligible aux aides n’est pas nécessairement celui qui exploite physiquement et directement la terre avec ses propres animaux. Celui qui conserve le droit d’utilisation, assume les obligations d’entretien de la pâture et en organise l’usage par des tiers peut également prétendre à la qualité d’exploitant agricole.
Cette solution pragmatique consacre une définition fonctionnelle de l’agriculteur, centrée sur le contrôle juridique et la responsabilité de la gestion de la surface agricole. En se focalisant sur les travaux d’entretien et la maîtrise de l’usage, la Cour reconnaît la complexité et la diversité des modèles d’organisation de la production agricole. Elle évite ainsi une approche trop formaliste qui aurait pu exclure des montages contractuels pertinents sur le plan économique et agronomique. La décision renforce la sécurité juridique pour les agriculteurs qui, sans être eux-mêmes éleveurs, jouent un rôle actif dans le maintien des surfaces en bon état agricole et environnemental.
II. La primauté du droit de l’Union sur le principe de l’autorité de la chose jugée
Au-delà des questions de fond, la Cour de justice se prononce sur une question procédurale fondamentale en affirmant la prééminence du droit de l’Union sur la règle de l’autorité de la chose jugée (B), après avoir constaté le conflit entre la sécurité juridique nationale et le principe d’effectivité (A).
A. Le conflit entre l’effectivité du droit de l’Union et la sécurité juridique nationale
La quatrième question posée par la juridiction de renvoi mettait en balance deux principes cardinaux. D’une part, le principe de l’autorité de la chose jugée, qui garantit la stabilité des relations juridiques et l’épuisement des voies de recours en interdisant de rejuger une affaire définitivement tranchée entre les mêmes parties. D’autre part, le principe d’effectivité du droit de l’Union, qui exige que les juridictions nationales assurent la pleine application des normes européennes et protègent les droits que les justiciables en tirent. En l’espèce, une première décision juridictionnelle, devenue définitive, avait validé une pratique administrative nationale, faisant ainsi obstacle à un nouvel examen de sa compatibilité avec le droit de l’Union dans un litige ultérieur.
Ce conflit illustre la tension inhérente à l’articulation des ordres juridiques nationaux et de l’Union. Si l’autonomie procédurale des États membres implique en principe le respect de leurs règles de procédure, comme celle de l’autorité de la chose jugée, cette autonomie trouve sa limite dans l’obligation d’assurer la primauté et l’effet direct du droit de l’Union. Le risque était qu’une règle procédurale nationale ne serve à pérenniser une situation contraire au droit de l’Union, vidant ainsi ce dernier de sa substance et créant une rupture d’égalité entre les justiciables au sein de l’Union.
B. La mise à l’écart de l’autorité de la chose jugée au nom de l’effectivité
Face à ce conflit, la Cour de justice tranche sans équivoque en faveur de l’effectivité. Elle juge que le droit de l’Union « s’oppose à l’application, dans l’ordre juridique d’un État membre, du principe de l’autorité de la chose jugée ». Cette solution signifie que le juge national a l’obligation d’écarter l’autorité d’une décision de justice antérieure, même définitive, lorsque celle-ci est fondée sur une interprétation de la réglementation nationale qui s’avère incompatible avec le droit de l’Union. Le juge saisi d’une nouvelle demande doit pouvoir examiner la conformité des exigences nationales au droit de l’Union pour garantir à ce dernier son plein effet.
La portée de cette affirmation est considérable, car elle réaffirme avec force que les principes procéduraux nationaux, aussi fondamentaux soient-ils, ne sauraient faire échec à l’application uniforme du droit de l’Union. Il ne s’agit pas d’une remise en cause générale du principe de l’autorité de la chose jugée, mais d’une limitation de ses effets dans une situation précise où son application conduirait à priver un justiciable des droits qu’il tient directement de l’ordre juridique de l’Union. La décision rappelle ainsi aux juridictions nationales leur rôle de juge de droit commun de l’application du droit de l’Union, un rôle qui leur impose de neutraliser toute règle nationale, y compris procédurale, constituant un obstacle à sa primauté.