Cour de justice de l’Union européenne, le 7 avril 2022, n°C-568/20

Par un arrêt du 7 avril 2022, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’une question préjudicielle par l’Oberster Gerichtshof autrichien, s’est prononcée sur l’interprétation de la notion de « décision » au sens du règlement (UE) n° 1215/2012, dit Bruxelles I bis. En l’espèce, un établissement bancaire avait obtenu deux jugements en Jordanie condamnant une personne physique à lui verser une somme d’argent. Sur le fondement de ces jugements jordaniens, le créancier a saisi la High Court of Justice du Royaume-Uni, laquelle a émis une ordonnance d’injonction de payer à l’encontre du débiteur, domicilié en Autriche. Le créancier a ensuite cherché à faire exécuter cette ordonnance britannique en Autriche en se prévalant du régime simplifié du règlement Bruxelles I bis.

Les juridictions autrichiennes de première instance et d’appel ont autorisé l’exécution, considérant que l’ordonnance britannique constituait une décision au sens du règlement. Le débiteur a formé un pourvoi devant l’Oberster Gerichtshof, qui a émis des doutes sur cette qualification. La juridiction de renvoi craignait que l’application du règlement ne serve à contourner les règles nationales d’exequatur des jugements émanant d’États tiers, la procédure britannique n’ayant comporté qu’un examen sommaire et contradictoire limité à l’existence d’un titre exécutoire. La question posée à la Cour de justice était donc de savoir si une ordonnance d’injonction de payer, adoptée par la juridiction d’un État membre sur la base de jugements rendus dans un État tiers, constitue une « décision » bénéficiant du principe de libre circulation au sein de l’Union. La Cour répond par l’affirmative, estimant qu’une telle ordonnance est bien une décision au sens du règlement, à condition qu’elle ait été rendue au terme d’une procédure contradictoire, tout en rappelant que le débiteur conserve la faculté de s’opposer à son exécution en invoquant les motifs de refus prévus par le texte, notamment la contrariété manifeste à l’ordre public.

La solution de la Cour, en consacrant une interprétation large de la notion de décision, réaffirme la primauté des objectifs du règlement (I), sans pour autant ignorer les garanties fondamentales des justiciables, dont la protection est assurée par des mécanismes de contrôle a posteriori (II).

***

I. La consécration d’une conception fonctionnelle de la décision au service de la libre circulation

La Cour de justice adopte une approche extensive de la notion de « décision », fidèle aux objectifs du règlement Bruxelles I bis. Elle réaffirme ainsi le caractère autonome de cette notion (A), essentiel au maintien du principe de confiance mutuelle qui sous-tend l’espace judiciaire européen (B).

A. L’affirmation du caractère autonome et extensif de la notion de décision

L’arrêt rappelle avec force que la qualification de « décision » au sens de l’article 2, sous a), du règlement n° 1215/2012, ne dépend pas de son contenu matériel. La Cour souligne que « la notion de “décision” recouvre toute décision rendue par une juridiction d’un État membre, sans faire de distinction en fonction du contenu de la décision en cause ». Cette approche formaliste et autonome est déterminante. Elle signifie que peu importe si la décision de l’État membre d’origine vise à donner effet à une créance initialement constatée par un jugement d’un État tiers ; le seul critère pertinent est son origine juridictionnelle au sein d’un État membre.

Pour relever du champ d’application du règlement, il suffit, selon une jurisprudence constante réitérée en l’espèce, que l’acte juridictionnel ait fait l’objet, ou était susceptible de le faire, d’une instruction contradictoire dans l’État membre d’origine. En l’occurrence, l’ordonnance de la High Court, bien que faisant suite à un examen sommaire, a respecté le principe du contradictoire. Elle répond donc aux exigences procédurales minimales pour être qualifiée de « décision ». Une interprétation contraire, qui lierait la notion de décision à son contenu, aurait pour effet de créer une catégorie d’actes judiciaires exclus du bénéfice de la libre circulation, en dehors des cas limitativement énumérés par le règlement. Une telle exclusion serait incompatible avec le système de reconnaissance et d’exécution mis en place.

B. La primauté du principe de confiance mutuelle

Cette interprétation large s’inscrit directement dans la poursuite des objectifs du règlement, au premier rang desquels figurent la simplification des procédures et le renforcement de la confiance réciproque entre les systèmes judiciaires des États membres. Comme le relève la Cour, « il serait porté atteinte à cette confiance réciproque si une juridiction d’un État membre pouvait nier le caractère de “décision” d’une ordonnance d’injonction de payer qu’une juridiction d’un autre État membre a adoptée sur le fondement de jugements définitifs rendus dans un État tiers ». Refuser la qualification de décision à un tel acte reviendrait à remettre en cause la légitimité de la procédure menée dans l’État d’origine et, partant, à ébranler l’un des piliers de la coopération judiciaire européenne.

Le système du règlement Bruxelles I bis repose sur l’idée que toute décision d’un État membre doit être traitée comme si elle avait été rendue dans l’État membre requis. Conditionner la reconnaissance au fondement de la créance reviendrait à introduire une forme de révision au fond, expressément prohibée par l’article 52 du règlement. La Cour écarte donc logiquement la pertinence de l’origine tierce des jugements initiaux pour se concentrer sur la nature de l’acte émanant de la juridiction de l’État membre. Cette approche garantit la fluidité et la rapidité de l’exécution des décisions, conformément à l’esprit du texte qui a supprimé la procédure d’exequatur.

Toutefois, en validant le principe de la circulation de telles décisions, la Cour ne donne pas un blanc-seing à leur exécution inconditionnelle. Elle prend soin de rappeler l’existence de garde-fous destinés à préserver les droits fondamentaux.

II. La préservation des garanties procédurales par les mécanismes de contrôle

La Cour de justice encadre la portée de sa solution en dissociant clairement l’exécution de la décision de l’État membre de celle du jugement de l’État tiers (A). Elle confirme par ailleurs le rôle essentiel de l’exception d’ordre public comme ultime rempart pour la protection des droits du débiteur (B).

A. La dissociation entre la décision de l’État membre et le jugement de l’État tiers

L’une des craintes de la juridiction de renvoi était de voir le règlement Bruxelles I bis utilisé comme un instrument d’exequatur déguisé de jugements rendus par des États tiers, contournant ainsi les règles nationales. La Cour répond à cette préoccupation en opérant une distinction nette. Elle rappelle que le règlement ne s’applique qu’aux décisions rendues par les juridictions des États membres. La décision de la High Court est un titre nouveau et autonome, qui ne se confond pas avec les jugements jordaniens sous-jacents. L’objet de la procédure d’exécution en Autriche n’est pas le jugement jordanien, mais bien la décision britannique.

La Cour s’appuie sur la logique de son arrêt *Owens Bank*, lequel avait exclu du champ d’application de la Convention de Bruxelles les procédures visant à déclarer exécutoires des jugements d’États tiers. Elle précise cependant que cette exclusion ne signifie pas qu’une décision issue d’une telle procédure ne puisse pas elle-même bénéficier de la libre circulation. En l’absence d’harmonisation, les États membres restent libres de déterminer les modalités de reconnaissance des jugements d’États tiers. Le fait que le droit britannique permette l’émission d’une ordonnance sur cette base ne saurait priver cette dernière de sa nature de « décision » au sens du droit de l’Union, dès lors qu’elle est rendue par une juridiction d’un État membre.

B. Le maintien de l’exception d’ordre public comme garantie fondamentale

En contrepartie de cette interprétation extensive, la Cour réaffirme avec force que la partie contre laquelle l’exécution est demandée conserve le droit de s’y opposer pour l’un des motifs visés à l’article 45 du règlement. Le plus important de ces motifs en l’espèce est celui de la contrariété manifeste à l’ordre public de l’État membre requis. La Cour précise les contours de cette exception, qui ne peut être utilisée pour procéder à une révision au fond de la décision d’origine. Le recours à cette clause « n’est envisageable que dans l’hypothèse où la reconnaissance de la décision rendue dans cet État membre devait constituer une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’État requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique ».

La Cour suggère une application concrète de ce principe en indiquant qu’une telle violation pourrait être constituée si le débiteur n’a pas été en mesure de se défendre de manière effective devant la juridiction d’origine. Si le débiteur parvenait à prouver qu’il lui a été impossible, au Royaume-Uni, de contester au fond les créances issues des jugements jordaniens, la juridiction autrichienne pourrait alors refuser l’exécution. Cette solution offre une soupape de sécurité essentielle. Elle permet de concilier l’efficacité de la libre circulation des décisions avec le respect impératif des droits de la défense, qui constituent un principe fondamental de l’ordre juridique de l’Union. La protection du justiciable n’est donc pas sacrifiée sur l’autel de l’efficacité, mais déplacée du stade de la qualification de la décision à celui de son éventuel refus d’exécution.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture