Par un arrêt du 7 avril 2022, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’un renvoi préjudiciel par la Cour de cassation française, a précisé l’office du juge national dans l’application des règles de compétence en matière de successions internationales. Un individu de nationalité française, résidant habituellement au Royaume-Uni depuis plusieurs décennies, est décédé en France en 2015, où il possédait également des biens. Ses enfants, issus d’une première union, ont saisi les juridictions françaises d’une demande de désignation d’un mandataire successoral afin d’administrer l’ensemble de la succession, en se fondant sur l’article 4 du règlement (UE) n° 650/2012, estimant que la dernière résidence habituelle du défunt était située en France.
Le juge des référés du tribunal de grande instance de Nanterre, par une ordonnance du 12 décembre 2017, s’est déclaré compétent sur ce fondement. Toutefois, la cour d’appel de Versailles, dans un arrêt du 21 février 2019, a infirmé cette décision, retenant que la résidence habituelle du défunt était fixée au Royaume-Uni au moment de son décès. En conséquence, elle a jugé que les juridictions françaises étaient incompétentes pour statuer sur l’ensemble de la succession en application de l’article 4 du règlement, sans examiner d’autres chefs de compétence. Les enfants du défunt ont alors formé un pourvoi en cassation, soutenant que la cour d’appel aurait dû appliquer la règle de compétence subsidiaire de l’article 10, paragraphe 1, sous a), du même règlement, laquelle attribue compétence aux juridictions de l’État membre de nationalité du défunt lorsque des biens successoraux s’y trouvent. Constatant que ce moyen n’avait pas été invoqué en appel, la Cour de cassation a interrogé la Cour de justice sur le point de savoir si une juridiction nationale, après avoir écarté sa compétence générale, doit relever d’office sa compétence subsidiaire au titre de ce texte. La question posée était donc de déterminer si l’article 10 du règlement (UE) n° 650/2012 impose au juge national de vérifier d’office sa compétence subsidiaire lorsque les conditions en sont réunies, même en l’absence de demande des parties.
À cette interrogation, la Cour de justice répond par l’affirmative. Elle juge qu’une juridiction d’un État membre, ayant constaté son incompétence au titre de la règle de compétence générale de l’article 4, doit relever d’office sa compétence subsidiaire prévue à l’article 10, paragraphe 1, sous a), du règlement. La solution consacre le caractère impératif et systématique des règles de compétence édictées par le législateur de l’Union, destinées à garantir l’effectivité de l’accès à la justice.
Cette décision renforce l’automaticité du mécanisme de détermination de la compétence juridictionnelle prévu par le règlement (I), tout en clarifiant la hiérarchie des objectifs poursuivis par ce dernier (II).
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I. La consécration d’un mécanisme de compétence juridictionnelle impératif
L’arrêt commenté établit sans ambiguïté que les règles de compétence subsidiaire ne sont pas une simple faculté laissée à l’appréciation des parties ou du juge. Il rejette une interprétation restrictive de ces règles (A) pour affirmer leur rôle essentiel dans la garantie d’un accès effectif au juge (B).
A. Le rejet du caractère optionnel des compétences subsidiaires
La Cour de justice écarte l’idée selon laquelle la nature « subsidiaire » de la compétence prévue à l’article 10 du règlement lui conférerait un caractère facultatif. L’analyse textuelle de la disposition conduit à une conclusion opposée. En effet, la Cour relève que « l’emploi de l’expression “sont […] compétentes”, est de nature à indiquer que les compétences prévues à l’article 10, paragraphe 1, de ce règlement ont un caractère obligatoire ». Cette formulation ne laisse aucune marge d’appréciation quant à l’existence de la compétence dès lors que les critères objectifs, à savoir la nationalité du défunt et la localisation de biens successoraux, sont réunis.
De plus, la Cour souligne que le terme « néanmoins », utilisé à l’article 10, paragraphe 1, indique que cette règle de compétence est « équivalente et complémentaire à la règle de compétence générale établie à l’article 4 ». Il ne s’agit donc pas d’un rapport de subordination hiérarchique, mais d’une articulation fonctionnelle : l’inapplicabilité de la première déclenche l’examen de la seconde. L’ensemble des règles de compétence forme un système cohérent et complet que le juge doit appliquer dans son intégralité. La Cour refuse ainsi de conditionner l’application de cette règle à une démarche active des parties, renforçant par là même l’automaticité du droit de l’Union en la matière.
B. La primauté de l’objectif d’accès effectif à la justice
La solution retenue par la Cour s’ancre dans l’objectif fondamental du règlement, rappelé au considérant 7, qui est de supprimer les entraves à la libre circulation et de garantir de manière effective les droits des héritiers, légataires et créanciers. En imposant au juge national de vérifier d’office sa compétence subsidiaire, la Cour prévient un risque de déni de justice. Dans le cas d’espèce, si la cour d’appel s’était déclarée incompétente sans examiner l’article 10, les parties auraient été contraintes de se tourner vers les juridictions d’un État tiers, le Royaume-Uni, non lié par le règlement et dont les règles de compétence auraient pu ne pas offrir de solution.
La Cour affirme ainsi que la règle de compétence subsidiaire « contribue à garantir l’accès à la justice des héritiers et des légataires, des autres personnes proches du défunt ainsi que des créanciers d’une succession, lorsque la situation concernée présente des liens étroits avec un État membre ». L’obligation pour le juge de soulever d’office sa compétence assure la désignation d’un for au sein de l’Union européenne dès lors qu’un lien de rattachement jugé pertinent par le législateur, tel que la nationalité combinée à la présence d’actifs, est établi. Cette interprétation favorise la bonne administration de la justice en assurant la résolution des litiges successoraux transfrontaliers au sein de l’espace judiciaire européen.
La clarification de l’office du juge dans l’application des règles de compétence a également pour effet de préciser l’articulation des différents principes qui sous-tendent le règlement.
II. La clarification de l’office du juge et de la hiérarchie des principes du règlement
En confiant au juge national un rôle actif dans la détermination de sa compétence, la Cour précise la portée de son obligation de vérification (A) et relativise l’importance du principe de coïncidence entre le for et le droit applicable (B).
A. Un devoir de vérification exhaustif des chefs de compétence
L’arrêt établit un lien direct entre l’obligation de relever d’office la compétence subsidiaire et le mécanisme de l’article 15 du règlement, qui impose au juge de se déclarer d’office incompétent s’il ne peut fonder sa compétence sur aucune des règles du texte. La Cour en déduit logiquement qu’une telle déclaration d’incompétence ne peut intervenir qu’à l’issue d’un examen complet de tous les critères de compétence possibles. Ainsi, « une déclaration d’incompétence, par la juridiction saisie en vertu de l’article 15 du règlement n° 650/2012, nécessite un examen préalable de tous les critères établis au chapitre II du règlement ».
Ce devoir ne contraint pas le juge à une recherche active de faits non allégués par les parties. Il lui impose cependant, sur la base des éléments factuels dont il dispose, d’appliquer l’ensemble des règles de droit pertinentes. En l’espèce, la nationalité du défunt et la présence de biens en France étant des faits constants, le juge se devait d’en tirer les conséquences juridictionnelles au regard de l’article 10. L’office du juge en matière de compétence internationale est donc étendu, celui-ci devenant le garant de la pleine application du système juridictionnel unifié voulu par le législateur de l’Union, indépendamment de la stratégie procédurale des parties.
B. La portée relative du principe de coïncidence du for et du droit applicable
L’un des arguments soulevés pour s’opposer à une application d’office de la compétence subsidiaire reposait sur la rupture de la coïncidence entre la juridiction compétente (le for) et la loi applicable (le jus). En effet, la compétence fondée sur l’article 10 pouvait conduire le juge français à appliquer le droit anglais, loi de la résidence habituelle du défunt. La Cour balaie cette objection en rappelant que l’objectif de coïncidence, bien que présent dans le règlement, n’a pas un caractère absolu.
Elle s’appuie sur le considérant 27, qui n’envisage cette coïncidence que « dans la plupart des cas », ainsi que sur le considérant 43, qui admet expressément que « les règles de compétences qui y sont énoncées peuvent conduire à des situations où la juridiction compétente pour statuer sur la succession n’appliquera pas sa propre loi ». La Cour établit ainsi une hiérarchie claire : la nécessité d’assurer un for compétent au sein de l’Union pour les successions présentant des liens étroits avec un État membre l’emporte sur l’aspiration, certes souhaitable mais non impérative, à faire coïncider la juridiction et la loi applicable. Cette décision confirme que la prévisibilité et la sécurité juridique en matière de compétence priment sur la commodité pour le juge d’appliquer son propre droit.