Cour de justice de l’Union européenne, le 7 février 2019, n°C-231/18

Par un arrêt rendu sur question préjudicielle d’une juridiction allemande, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé le champ d’application d’une dérogation à l’obligation d’utiliser un tachygraphe dans le transport routier. En l’espèce, un négociant de bétail en gros avait été sanctionné par une amende pour avoir fait transporter des animaux d’une exploitation agricole à un abattoir sans que le conducteur de son véhicule n’ait utilisé sa carte de conducteur dans le tachygraphe. La législation allemande prévoyait pourtant une amende pour quiconque, en tant qu’entrepreneur, ne veillait pas au bon fonctionnement ou à l’utilisation correcte du tachygraphe.

Saisi du litige, le négociant contestait l’infraction en invoquant une exception prévue par le droit de l’Union, transposée en droit national. Cette exception dispense de l’usage du tachygraphe les « véhicules utilisés pour le transport d’animaux vivants des fermes aux marchés locaux et vice versa, ou des marchés aux abattoirs locaux dans un rayon d’au plus 100 kilomètres ». Le transport litigieux s’effectuant directement de la ferme à l’abattoir, il ne correspondait pas littéralement aux trajets visés par la dérogation. La juridiction de renvoi a donc interrogé la Cour de justice afin de savoir si la notion de « marché local » pouvait être interprétée comme désignant la transaction commerciale elle-même, ou l’établissement du négociant, pour permettre d’appliquer la dérogation à un tel transport direct.

Il revenait ainsi à la Cour de justice de l’Union européenne de déterminer si la dérogation à l’obligation d’utiliser un tachygraphe pour le transport d’animaux vivants entre les fermes et les marchés locaux, ou entre ces marchés et les abattoirs locaux, pouvait être étendue à un transport s’effectuant directement de la ferme à l’abattoir.

La Cour répond par la négative, considérant que l’expression « marchés locaux » désigne un lieu géographique précis et non une simple transaction. Elle juge que la dérogation, étant d’interprétation stricte, ne peut s’appliquer à un transport direct entre une ferme et un abattoir. La Cour estime qu’une telle extension serait contraire aux objectifs de sécurité routière et d’amélioration des conditions de travail des conducteurs visés par la réglementation.

La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation stricte de la dérogation, justifiée par les objectifs du règlement (I), ce qui conduit à une portée nécessairement limitée de l’exception, indifférente aux évolutions du secteur concerné (II).

***

I. Une interprétation stricte de la dérogation au service des objectifs du règlement

La Cour de justice fonde son raisonnement sur une analyse littérale et finaliste de la disposition dérogatoire. Elle s’attache d’une part à la définition restrictive de la notion de « marchés locaux » (A) et d’autre part, elle rejette toute interprétation qui irait à l’encontre des finalités sociales du règlement (B).

A. La définition littérale et restrictive de la notion de « marchés locaux »

La Cour rappelle d’emblée que les dérogations aux règles générales d’un règlement doivent faire l’objet d’une interprétation stricte. En l’occurrence, le règlement n° 561/2006 vise à harmoniser les conditions de concurrence et à améliorer la sécurité routière ainsi que les conditions de travail. L’obligation d’utiliser un tachygraphe constitue l’un des instruments principaux pour atteindre ces objectifs. Toute exception à ce principe doit donc être appliquée de manière restrictive.

La juridiction de l’Union procède ensuite à une analyse sémantique de l’article 13, paragraphe 1, sous p), du règlement. Elle souligne que le texte ne vise pas le terme générique de « marché » mais bien l’expression spécifique de « marchés locaux ». Selon la Cour, cette précision terminologique est déterminante. Elle indique que « l’adjectif “locaux” implique nécessairement que les “marchés” dont il est question désignent non pas la réalisation matérielle de transactions ayant pour objet le transport d’animaux vivants, sans égard à l’endroit où ces transactions se déroulent, mais des lieux précisément déterminés ». En conséquence, un marché local est un lieu physique, distinct à la fois de la ferme d’origine et de l’abattoir de destination. Cette interprétation textuelle exclut de facto qu’une simple transaction commerciale ou que l’établissement d’un négociant puisse être qualifié de « marché local ». Le trajet direct d’une ferme à un abattoir ne peut donc bénéficier de la dérogation.

B. Le rejet d’une interprétation contraire aux finalités sociales du règlement

Au-delà de l’argument textuel, la Cour justifie sa position par un raisonnement téléologique, c’est-à-dire fondé sur les buts poursuivis par la réglementation. Elle rappelle sa jurisprudence antérieure selon laquelle ce type de dérogation vise à exempter des activités où le transport est accessoire et de courte distance, pour les besoins normaux d’une exploitation agricole. Il ne s’agit pas de couvrir des activités de transport professionnelles et intensives.

La Cour avertit qu’une interprétation large de la dérogation « présenterait le risque d’inciter des opérateurs économiques, tels que des négociants en gros de bétail, à exploiter outre mesure des véhicules de forte puissance ». Une telle situation irait à l’encontre des objectifs de protection sociale des conducteurs et de sécurité routière. L’absence de contrôle par tachygraphe sur des trajets directs et répétés entre fermes et abattoirs pourrait conduire à une surexploitation des conducteurs et des véhicules, avec les risques que cela comporte. La densité d’élevages et d’abattoirs dans la région concernée, relevée par la Commission, renforce la pertinence de cette analyse. En refusant d’étendre la dérogation, la Cour préserve l’effectivité du règlement et garantit que l’exception ne devienne pas un moyen de contourner les règles sociales fondamentales du transport routier.

II. Une portée limitée de la dérogation confirmée face aux évolutions du secteur

La Cour de justice ne se contente pas de poser le principe d’une interprétation stricte ; elle en confirme la portée en écartant les arguments contextuels soulevés par l’une des parties intervenantes. Elle affirme ainsi la volonté du législateur de l’Union face à l’évolution du secteur des marchés aux bestiaux (A) et fait primer la logique de la réglementation sociale sur d’autres considérations, comme le bien-être animal (B).

A. L’indifférence du législateur à la raréfaction des marchés locaux

Le gouvernement norvégien, dans ses observations, avait avancé l’argument de la diminution du nombre de marchés aux bestiaux dans les États membres, ce qui justifierait une lecture plus souple de la dérogation pour s’adapter à cette réalité économique. La Cour rejette fermement cet argument en se référant à l’historique de la législation.

Elle relève que « le législateur de l’Union a néanmoins expressément rejeté une proposition de cette dernière visant à assouplir la portée de la dérogation qui figure à l’article 13, paragraphe 1, sous p), du règlement n o 561/2006 ». De plus, lors d’une modification ultérieure, le législateur s’est contenté d’étendre le rayon géographique de 50 à 100 kilomètres, sans pour autant modifier la référence aux « marchés locaux ». Ce choix démontre une volonté délibérée de maintenir la condition du passage par un marché physique. En d’autres termes, la Cour considère qu’il n’appartient pas au juge de corriger par l’interprétation ce que le législateur a consciemment décidé de conserver. La portée de la dérogation reste donc circonscrite aux trajets explicitement visés, malgré les changements structurels du secteur agricole et commercial.

B. La primauté de la réglementation sociale sur la considération du bien-être animal

Un autre argument soulevé concernait le bien-être des animaux, qui serait mieux assuré par un transport direct et plus court vers l’abattoir. La Cour écarte également cet argument en précisant la hiérarchie des objectifs. Elle rappelle que le règlement n° 561/2006 a pour finalité la sécurité routière et les conditions de travail, et non la protection des animaux, laquelle est régie par d’autres textes.

Toutefois, la Cour ne se limite pas à cette distinction formelle et démontre qu’il n’y a pas de contradiction nécessaire. Elle souligne qu’une « surexploitation de véhicules transportant quotidiennement et sans interruption des animaux vivants » pourrait non seulement nuire aux conducteurs mais également « avoir des incidences négatives sur la santé et le bien-être de ces animaux ». Ainsi, le respect des temps de conduite et de repos, contrôlé par le tachygraphe, contribue indirectement à de meilleures conditions de transport pour les animaux. En conclusion, la Cour réaffirme que l’expression « marchés locaux » « ne saurait désigner ni la transaction opérée entre un négociant en gros de bétail et un exploitant agricole ni le négociant en gros de bétail lui-même, de telle sorte que la dérogation prévue à cette disposition ne peut être étendue aux véhicules qui transportent des animaux vivants directement des fermes aux abattoirs locaux ».

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture