Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé l’interprétation d’une dérogation relative à l’obligation d’utiliser un tachygraphe dans le secteur du transport routier. Cette décision clarifie la portée de l’exemption applicable au transport d’animaux vivants.
En l’espèce, un négociant de bétail en gros a organisé le transport de porcs depuis une exploitation agricole jusqu’à un abattoir. Lors d’un contrôle, il a été constaté que le conducteur du véhicule n’avait pas inséré sa carte de conducteur dans le tachygraphe. L’entreprise a été sanctionnée par une amende de 750 euros pour avoir enfreint la réglementation sur les temps de conduite et de repos. La sanction a été confirmée en première instance par le tribunal de district d’Oldenbourg. Le négociant a alors formé un recours devant le tribunal régional supérieur d’Oldenbourg, soutenant qu’il bénéficiait d’une dérogation prévue par le droit de l’Union. Cette dérogation, transposée en droit allemand, exempte de l’usage du tachygraphe les « véhicules utilisés pour le transport d’animaux vivants des fermes aux marchés locaux et vice versa, ou des marchés aux abattoirs locaux dans un rayon d’au plus 100 kilomètres ». Le négociant prétendait que l’acquisition des animaux auprès de l’agriculteur constituait un « marché » ou que son entreprise devait être considérée comme telle. Face à cette difficulté d’interprétation, la juridiction allemande a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il était ainsi demandé si la notion de « marchés locaux » figurant à l’article 13, paragraphe 1, sous p), du règlement (CE) n° 561/2006 pouvait viser la transaction commerciale entre le négociant et l’agriculteur, ou le négociant lui-même, afin de faire bénéficier du régime dérogatoire un transport direct de la ferme à l’abattoir. À cette question, la Cour répond par la négative, en adoptant une lecture restrictive de la disposition.
La solution retenue, fondée sur une interprétation littérale et téléologique rigoureuse de la dérogation (I), a pour conséquence de réaffirmer la primauté des objectifs de sécurité et de protection sociale assignés à la réglementation européenne sur les transports routiers (II).
I. Une interprétation littérale et téléologique de la dérogation
La Cour de justice, pour définir le champ d’application de l’exception, recourt à une méthode d’interprétation stricte qui s’attache à la fois au libellé de la disposition (A) et aux objectifs qu’elle poursuit (B).
A. La consécration d’une lecture stricte de la notion de « marchés locaux »
La Cour rappelle d’abord que les conditions d’application d’une dérogation sont d’interprétation stricte. S’appuyant sur le texte de l’article 13, paragraphe 1, sous p), du règlement, elle observe que le législateur n’a pas utilisé le terme générique de « marchés », mais bien l’expression plus précise de « marchés locaux ». Selon les juges, cette formulation ne laisse planer aucun doute quant à son sens. Elle démontre que la dérogation est géographiquement circonscrite à des lieux spécifiques, parmi lesquels ne figure pas le transport direct entre une ferme et un abattoir.
La Cour souligne ainsi que l’adjectif « locaux » implique que les « marchés » en question « désignent non pas la réalisation matérielle de transactions ayant pour objet le transport d’animaux vivants, sans égard à l’endroit où ces transactions se déroulent, mais des lieux précisément déterminés, distincts à la fois, d’une part, des fermes ou des exploitations agricoles et, d’autre part, des abattoirs locaux ». Cette analyse sémantique conduit logiquement à écarter l’argument selon lequel une simple transaction commerciale ou l’établissement d’un négociant pourraient être assimilés à un marché local physique. En conséquence, un transport qui ne transite pas par un tel lieu ne peut bénéficier de l’exemption.
B. Une interprétation conforme aux finalités du règlement
La Cour ne se limite pas à cette analyse littérale et la conforte par une approche téléologique, c’est-à-dire en considération des buts poursuivis par la législation. Elle rappelle que le règlement n° 561/2006 vise principalement à harmoniser les conditions de concurrence, à améliorer les conditions de travail des conducteurs et à renforcer la sécurité routière. L’obligation d’utiliser un tachygraphe est l’instrument central de cette politique. Une dérogation ne saurait donc être interprétée d’une manière qui viderait ces objectifs de leur substance.
La Cour se réfère à une jurisprudence antérieure concernant une disposition similaire, qui avait jugé que de telles exemptions ne devaient concerner que des activités où le transport est accessoire et de courte distance. Adopter une interprétation large de la notion de « marchés locaux » présenterait le risque d’une « surexploitation des véhicules et de leurs conducteurs, avec toutes les conséquences indésirables pour la protection sociale des travailleurs des transports, la sécurité routière et le maintien de saines conditions de concurrence ». En autorisant des transports directs et répétés entre fermes et abattoirs sans contrôle, la dérogation créerait une brèche significative dans le système, ce que le législateur n’a manifestement pas souhaité.
Cette interprétation stricte, solidement motivée par le texte et les objectifs du règlement, a une portée significative en ce qu’elle confirme la hiérarchie des normes et des intérêts en présence.
II. La portée de la décision : la primauté des objectifs sociaux et sécuritaires du règlement
En refusant d’étendre la dérogation, la Cour de justice réaffirme la prévalence des finalités protectrices de la réglementation sur d’autres considérations (A), et ferme ainsi la porte à une évolution qui aurait pu affaiblir le droit social européen dans le secteur des transports (B).
A. Le rejet des arguments économiques et pratiques
Au cours de la procédure, des arguments d’ordre pratique avaient été avancés, notamment par le gouvernement norvégien. Il était soutenu que la diminution du nombre de marchés de bestiaux physiques dans les États membres justifierait une lecture plus souple de la dérogation. De plus, l’intérêt du bien-être animal commanderait de privilégier le transport le plus direct possible de la ferme à l’abattoir. La Cour écarte ces deux arguments.
Concernant le premier point, elle relève que le législateur de l’Union, bien que conscient de cette évolution, a délibérément choisi de maintenir l’expression « marchés locaux » lors de la révision du règlement, se contentant d’étendre le rayon géographique de 50 à 100 kilomètres. Ce choix législatif conscient interdit au juge d’interpréter le texte à l’encontre de la volonté qui y a été exprimée. Quant au bien-être animal, la Cour note qu’il ne figure pas parmi les objectifs du règlement en cause. Surtout, elle estime que cet impératif n’est pas inconciliable avec l’usage du tachygraphe, et que la surexploitation des véhicules et des conducteurs pourrait tout autant avoir des « incidences négatives sur la santé et le bien-être de ces animaux ».
B. La consolidation du champ d’application de l’obligation de contrôle
La décision a pour portée principale de consolider le régime de droit commun de l’utilisation du tachygraphe. Elle clarifie sans ambiguïté que les opérateurs économiques du secteur du négoce de bétail ne peuvent se prévaloir de la dérogation pour les trajets directs entre les exploitations d’élevage et les abattoirs. Cette solution prévient le développement de pratiques qui, sous couvert d’une optimisation logistique, pourraient entraîner une dégradation des conditions de travail et un risque accru pour la sécurité routière, notamment dans les régions à forte densité d’élevages.
En définitive, cet arrêt illustre la méthode de la Cour de justice face à des dispositions dérogatoires. En privilégiant une lecture stricte et en la justifiant par les finalités fondamentales de la législation de l’Union, elle assure la cohérence et l’effectivité du droit européen. La solution garantit que les exceptions à une règle destinée à protéger les travailleurs et la sécurité de tous ne soient pas étendues au-delà de ce que le législateur a expressément prévu, préservant ainsi l’équilibre entre les intérêts économiques et les impératifs sociaux.