Par un arrêt du 7 juillet 2005, la Cour de justice des Communautés européennes a apporté des précisions essentielles sur les règles de priorité en matière de cumul de prestations familiales au sein de l’Union.
En l’espèce, une travailleuse de nationalité allemande, résidant en Allemagne avec sa famille, exerçait une activité salariée au Luxembourg. Après la naissance de son deuxième enfant, elle cessa son activité pour se consacrer à son éducation, tout en restant affiliée au régime de sécurité sociale luxembourgeois. Son conjoint continuait d’exercer une activité professionnelle en Allemagne. La travailleuse sollicita le bénéfice d’une allocation d’éducation auprès des autorités allemandes, qui rejetèrent sa demande au motif que l’État d’emploi, le Luxembourg, était prioritairement compétent en vertu du règlement n° 1408/71. Saisie à son tour, l’institution luxembourgeoise refusa de verser l’intégralité de la prestation, estimant que le droit principal relevait de l’État de résidence et n’octroya qu’un complément différentiel. Les juridictions luxembourgeoises de première instance et d’appel donnèrent raison à la travailleuse, considérant le Luxembourg comme seul débiteur de la prestation. La Caisse nationale des prestations familiales luxembourgeoise forma alors un pourvoi devant la Cour de cassation, laquelle décida de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice.
Il s’agissait de déterminer quel État membre, de l’emploi ou de la résidence, est tenu de verser les prestations familiales lorsqu’un travailleur est soumis à la législation de l’État d’emploi, mais que les membres de sa famille résident dans un autre État membre où le conjoint de ce travailleur exerce une activité professionnelle. Plus spécifiquement, la Cour était invitée à clarifier l’articulation des règles anticumul lorsque le droit aux prestations dans l’État de résidence n’est pas subordonné à une condition d’activité professionnelle, mais à une simple condition de résidence.
La Cour de justice a jugé que l’exercice d’une activité professionnelle par le conjoint du travailleur dans l’État de résidence des enfants a pour effet de suspendre le droit aux prestations familiales dues par l’État d’emploi. Cette suspension s’opère à concurrence du montant des prestations prévues par la législation de l’État de résidence, lequel devient ainsi le débiteur prioritaire.
La solution retenue par la Cour repose sur une requalification du fondement juridique applicable au litige, écartant la règle de conflit initialement envisagée pour lui en substituer une plus spécifique (I). Cette interprétation aboutit à une conception large du critère de rattachement professionnel, dont les conséquences pratiques clarifient la hiérarchie entre les institutions nationales (II).
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I. La substitution de la règle de priorité applicable au cumul de prestations
La Cour de justice écarte l’analyse des juridictions nationales, qui s’étaient concentrées sur l’article 76 du règlement n° 1408/71, pour fonder sa solution sur l’article 10 du règlement d’application n° 574/72. Ce faisant, elle précise le champ d’application respectif des différentes règles anticumul (A) et réaffirme la primauté du critère de l’activité professionnelle effective dans l’État de résidence (B).
A. Le rejet de la règle de conflit fondée sur un double droit aux prestations
Le raisonnement des juridictions nationales reposait sur une lecture de l’article 76 du règlement n° 1408/71. Cette disposition vise à régler les situations de cumul lorsque « des prestations familiales sont, au cours de la même période, pour le même membre de la famille et au titre de l’exercice d’une activité professionnelle, prévues par la législation de l’État membre sur le territoire duquel les membres de la famille résident ». L’application de cet article suppose donc que le droit ouvert dans l’État de résidence soit lui-même la conséquence d’une activité professionnelle.
Or, en l’espèce, si la travailleuse pouvait prétendre à une allocation d’éducation au Luxembourg en sa qualité de salariée, son droit potentiel en Allemagne découlait de sa seule résidence sur le territoire allemand. La condition tenant à l’exercice d’une activité professionnelle dans l’État de résidence n’était donc pas remplie en la personne de la demandeuse. C’est pourquoi la Cour écarte implicitement mais nécessairement l’application de cet article, le jugeant inadapté à la configuration des faits. La situation ne relevait pas d’un conflit entre deux droits de même nature fondés sur une activité, mais d’un conflit entre un droit lié à l’emploi et un autre lié à la résidence.
B. La pertinence de la règle de conflit fondée sur une condition de résidence
La Cour déplace l’analyse sur le terrain de l’article 10 du règlement n° 574/72, qui vise spécifiquement les cas où le droit aux prestations familiales dans l’État de résidence n’est pas subordonné à des conditions d’emploi ou d’activité. Le paragraphe 1, sous a), de cet article pose le principe de la priorité du droit découlant de l’activité professionnelle, ce qui aurait dû conduire à désigner le Luxembourg comme État compétent.
Toutefois, la Cour met en exergue l’exception prévue au paragraphe 1, sous b), i), de ce même article. Cette disposition renverse la règle de priorité « si une activité professionnelle est exercée sur le territoire du premier État membre », c’est-à-dire l’État de résidence. Dans une telle hypothèse, le droit aux prestations dues par l’État d’emploi « est suspendu jusqu’à concurrence du montant des prestations familiales prévu par la législation de l’État membre sur le territoire duquel réside le membre de la famille ». L’existence d’une activité professionnelle dans l’État de résidence suffit donc à faire de ce dernier l’État débiteur à titre principal, confirmant ainsi une jurisprudence établie.
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II. La portée de la solution : une conception extensive du rattachement professionnel
En appliquant la règle de priorité de l’article 10 du règlement n° 574/72, la Cour adopte une interprétation large du critère de l’activité professionnelle (A), ce qui emporte des conséquences déterminantes sur la désignation de l’institution débitrice des prestations (B).
A. L’indifférence de l’identité du titulaire de l’activité professionnelle
La Cour précise que l’activité professionnelle exercée dans l’État de résidence, qui déclenche le renversement de la priorité, peut être celle du conjoint du travailleur migrant. Elle juge que l’inversion de la charge des prestations s’applique « quel que soit le bénéficiaire direct des allocations familiales désigné par la législation de cet État ». Cette interprétation téléologique, fidèle à l’esprit du règlement, vise à assurer que les prestations familiales soient prioritairement supportées par l’État membre sur le territoire duquel un lien économique concret est maintenu par l’un des parents.
Ainsi, peu importe que le conjoint exerçant une activité en Allemagne ne soit pas, selon le droit allemand, le titulaire direct du droit à l’allocation d’éducation. La seule existence de son activité professionnelle au sein du foyer familial résidant en Allemagne suffit à y rattacher la charge principale des prestations familiales. La Cour privilégie une approche fonctionnelle de la famille et du lien de rattachement au système de sécurité sociale.
B. La détermination effective de l’État débiteur
La conséquence pratique de cet arrêt est une clarification de la hiérarchie des obligations. L’État de résidence, en l’occurrence l’Allemagne, est tenu de verser ses prestations en priorité. L’obligation de l’État d’emploi, le Luxembourg, n’est que subsidiaire et différentielle. Le droit aux prestations luxembourgeoises est suspendu à hauteur du montant effectivement versé par les autorités allemandes. La travailleuse ne peut donc prétendre au versement intégral de l’allocation luxembourgeoise que si celle-ci est d’un montant supérieur à l’allocation allemande, et seulement pour la différence.
Cette solution prévient les cumuls indus tout en garantissant au travailleur migrant le bénéfice du régime le plus favorable, conformément aux objectifs du droit de l’Union. Elle offre également une grille de lecture claire aux institutions nationales confrontées à une contestation sur la législation applicable, en réaffirmant que le versement des prestations doit, dans tous les cas, être assuré à titre provisoire par l’institution du lieu de résidence en attendant la résolution du litige.