Par un arrêt en date du 6 octobre 2025, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions dans lesquelles un opérateur économique peut prouver ses capacités techniques dans le cadre d’une procédure de passation de marché public. En l’espèce, une entreprise candidate à un marché public s’était vu opposer un refus par le pouvoir adjudicateur au motif qu’elle n’avait pas fourni les justificatifs de ses expériences antérieures conformément aux exigences prévues par ce dernier. Ces règles imposaient la production d’une certification émanant du client privé, et non une simple déclaration unilatérale du candidat, et exigeaient en outre que la signature de cette certification soit authentifiée. Saisi du litige, le juge national a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de telles exigences avec la directive 2004/18/CE relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics. La question de droit qui se posait était donc de savoir dans quelle mesure un pouvoir adjudicateur peut fixer des modalités de preuve de la capacité technique plus strictes que celles énoncées par le droit de l’Union, notamment en écartant la déclaration sur l’honneur du soumissionnaire et en imposant l’authentification des certifications produites. La Cour de justice répond en trois temps. D’abord, elle reconnaît que la disposition pertinente de la directive peut être directement invoquée par les justiciables. Ensuite, elle admet qu’un pouvoir adjudicateur puisse exiger une certification d’un tiers plutôt qu’une déclaration unilatérale, à condition de permettre au soumissionnaire de justifier de l’impossibilité d’obtenir un tel document. Enfin, elle juge qu’imposer une signature authentifiée sur cette certification constitue une exigence disproportionnée et contraire à la directive.
La décision de la Cour encadre ainsi les exigences probatoires que peut imposer un pouvoir adjudicateur (I), tout en posant une limite claire à celles-ci en sanctionnant le formalisme excessif (II).
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I. L’encadrement des exigences probatoires en matière de capacité technique
La Cour de justice commence par affirmer le droit pour l’opérateur économique d’invoquer la directive (A) avant de se prononcer sur la validité de la règle probatoire lui ayant été opposée (B).
A. La consécration de l’invocabilité de la directive face au pouvoir adjudicateur
La Cour établit que la disposition en cause confère des droits aux particuliers. Elle juge que « L’article 48, paragraphe 2, sous a), ii), second tiret, de la directive 2004/18/ce […] doit être interprété en ce sens qu’il remplit les conditions pour conférer aux particuliers, en l’absence de transposition en droit interne, des droits que ceux‑ci peuvent invoquer devant les juridictions nationales à l’encontre d’un pouvoir adjudicateur ». En reconnaissant l’effet direct de cette disposition, la Cour garantit son effectivité sur l’ensemble du territoire de l’Union, même en l’absence de mesures nationales de transposition. Cette solution classique permet à un opérateur économique de contester directement une règle nationale ou une pratique administrative qui serait contraire aux objectifs de la directive. Le justiciable se voit ainsi accorder une protection juridique immédiate contre les manquements de l’État, ce qui renforce la primauté et l’uniformité du droit de l’Union en matière de marchés publics.
B. La validation conditionnelle de la primauté de la certification sur la déclaration unilatérale
Ayant établi le fondement du recours, la Cour examine ensuite la légalité de la première exigence posée par le pouvoir adjudicateur. Elle considère que la directive « ne s’oppose pas à l’application de règles établies par un pouvoir adjudicateur […] qui ne permettent pas à un opérateur économique de prouver ses capacités techniques au moyen d’une déclaration unilatérale, sauf s’il apporte la preuve de l’impossibilité ou de la difficulté sérieuse d’obtenir une certification de l’acheteur privé ». La Cour opère ici une balance des intérêts. D’un côté, elle reconnaît la légitimité pour le pouvoir adjudicateur de rechercher un mode de preuve plus fiable qu’une simple auto-déclaration du candidat, la certification par un tiers offrant une garantie d’objectivité supérieure. D’un autre côté, elle tempère cette exigence par le principe de proportionnalité en prévoyant une exception nécessaire. Si l’opérateur économique démontre qu’il se heurte à une impossibilité ou une difficulté sérieuse, sa propre déclaration doit alors être admise. Cette solution pragmatique évite de pénaliser des candidats de bonne foi qui ne peuvent obtenir le document requis pour des raisons indépendantes de leur volonté.
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II. La sanction du formalisme excessif dans l’administration de la preuve
Si la Cour admet une certaine marge de manœuvre pour le pouvoir adjudicateur, elle en fixe cependant les limites en censurant l’exigence d’authentification de la signature (A), réaffirmant ainsi les principes directeurs du droit de la commande publique (B).
A. Le rejet de l’exigence d’une signature authentifiée
La Cour de justice se montre en revanche bien plus stricte concernant la seconde exigence formelle. Elle juge que la directive « s’oppose à l’application de règles établies par un pouvoir adjudicateur […] qui imposent, sous peine d’exclusion de la candidature du soumissionnaire, que la certification de l’acheteur privé porte une signature authentifiée par un notaire, un avocat ou par toute autre entité compétente ». Une telle condition est jugée excessive. Elle constitue une entrave non justifiée à la libre concurrence et à la liberté de prestation de services. L’authentification notariale ou par un avocat représente en effet une charge administrative et financière supplémentaire qui n’est pas nécessaire pour garantir la véracité des informations transmises. La Cour estime que cette formalité est disproportionnée par rapport à l’objectif de vérification des capacités techniques du candidat. En l’invalidant, elle protège les opérateurs économiques contre des barrières à l’entrée artificielles qui ne sont pas prévues par les textes européens.
B. La portée de la solution : une réaffirmation des principes de proportionnalité et d’effectivité
Au-delà du cas d’espèce, cette décision revêt une portée significative pour l’ensemble des procédures de passation de marchés publics. En censurant l’exigence d’authentification, la Cour rappelle avec force que la marge de manœuvre laissée aux pouvoirs adjudicateurs nationaux n’est pas illimitée. Les règles qu’ils édictent doivent respecter les principes fondamentaux du droit de l’Union, au premier rang desquels figurent la proportionnalité et l’effectivité. Une mesure nationale ne doit pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi, ni rendre dans la pratique l’exercice des droits conférés par la directive excessivement difficile. Cet arrêt constitue donc un rappel à l’ordre contre les dérives bureaucratiques et le formalisme excessif qui pourraient fausser le jeu de la concurrence et détourner les procédures de leur finalité, qui est de garantir la meilleure utilisation des deniers publics et un accès équitable des entreprises à la commande publique.