Par un arrêt en date du 7 juillet 2022, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa septième chambre, s’est prononcée sur l’interprétation de la directive 2003/88/CE relative à l’aménagement du temps de travail et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La question posée portait sur la compatibilité d’une convention collective nationale avec le droit de l’Union, s’agissant d’une différenciation de la majoration de rémunération entre le travail de nuit régulier et le travail de nuit occasionnel. En l’espèce, deux salariés d’une entreprise du secteur des boissons effectuaient un travail de nuit de manière régulière. Une convention collective applicable à leur relation de travail prévoyait une majoration de salaire pour le travail de nuit, mais fixait un taux supérieur pour le travail de nuit qualifié d’occasionnel par rapport à celui accompli de manière régulière. S’estimant lésés par cette différence de traitement, les salariés ont saisi les juridictions du travail allemandes afin d’obtenir le versement d’un complément de salaire. Ils soutenaient que le travail de nuit régulier, étant plus pénible et dommageable pour la santé et la vie sociale, devrait faire l’objet d’une compensation au moins égale à celle du travail de nuit occasionnel. Leurs demandes furent rejetées en première instance par l’Arbeitsgericht, puis partiellement accueillies en appel par le Landesarbeitsgericht Berlin-Brandenburg. L’employeur a alors formé un pourvoi en cassation devant le Bundesarbeitsgericht, la Cour fédérale du travail. Celle-ci, éprouvant des doutes sur la conformité de la convention collective avec le principe d’égalité garanti par le droit de l’Union, a décidé de surseoir à statuer. Elle a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle visant à déterminer si une convention collective prévoyant une majoration de rémunération différenciée pour le travail de nuit constituait une mise en œuvre du droit de l’Union au sens de l’article 51 de la Charte, et, dans l’affirmative, si cette différence de traitement était conforme à l’article 20 de ladite Charte. La Cour de justice a conclu que la fixation d’une telle majoration de rémunération ne relevait pas du champ d’application de la directive sur le temps de travail. Par conséquent, les dispositions de la Charte n’étaient pas applicables.
L’arrêt illustre une application stricte des compétences de l’Union, cantonnant le champ d’application de la directive sur le temps de travail aux seules questions d’organisation et de sécurité, à l’exclusion de la rémunération (I). Il en résulte une subsidiarité claire au profit des ordres juridiques nationaux, seuls compétents pour apprécier la validité de telles clauses conventionnelles au regard de leurs propres principes fondamentaux (II).
I. Le périmètre de la directive sur le temps de travail strictement délimité
La Cour de justice a conclu à l’inapplicabilité du droit de l’Union en fondant son raisonnement sur une interprétation restrictive de l’objet de la directive 2003/88/CE (A), ce qui a pour effet direct de neutraliser l’invocation de la Charte des droits fondamentaux (B).
A. L’exclusion de la rémunération du champ matériel de la directive
La Cour rappelle avec constance que la directive 2003/88/CE a pour finalité d’établir des prescriptions minimales de sécurité et de santé relatives à l’aménagement du temps de travail. Son objectif est d’améliorer les conditions de travail en harmonisant certaines règles sur la durée du travail, les temps de repos ou encore le travail de nuit. Toutefois, la question de la rémunération des travailleurs est, en principe, exclue de son champ d’application. La Cour le formule ainsi : « exception faite de l’hypothèse particulière relative au congé annuel payé, visée à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2003/88, cette directive se limite à réglementer certains aspects de l’aménagement du temps de travail afin d’assurer la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs, de telle sorte que, en principe, elle ne trouve pas à s’appliquer à la rémunération des travailleurs ». Cette position s’ancre dans la base juridique même de la directive, l’article 153 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dont le paragraphe 5 exclut expressément la matière des rémunérations des compétences de l’Union. Les articles 8 à 13 de la directive, bien que dédiés au travail de nuit, ne dérogent pas à cette règle. Ils encadrent la durée de ce travail, l’évaluation de la santé des travailleurs ou les garanties de sécurité, mais ne contiennent aucune disposition imposant une obligation spécifique aux États membres concernant le niveau ou les modalités de la compensation financière due à ce titre. La Cour écarte également l’argument fondé sur la convention de l’OIT sur le travail de nuit, soulignant que celle-ci, non ratifiée par l’Union, n’a pas de valeur juridique contraignante dans l’ordre juridique européen.
B. L’inapplicabilité subséquente de la Charte des droits fondamentaux
Le rejet de l’application de la directive 2003/88/CE au litige emporte une conséquence déterminante quant à l’invocabilité de la Charte. L’article 51, paragraphe 1, de celle-ci dispose que ses dispositions s’adressent aux États membres « uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union ». La Cour retient une acception rigoureuse de cette condition. Une réglementation nationale, y compris une convention collective, ne met pas en œuvre le droit de l’Union du simple fait qu’elle intervient dans un domaine où l’Union dispose de compétences. Il faut un lien de rattachement spécifique et concret entre la mesure nationale et une obligation imposée par le droit de l’Union. La jurisprudence constante exige que les dispositions de l’Union « réglementent un aspect et […] imposent une obligation spécifique aux États membres à l’égard d’une situation donnée ». Or, comme la Cour l’a établi, la directive sur le temps de travail ne réglemente pas la majoration de salaire pour le travail de nuit. La disposition de la convention collective en cause se situe donc en dehors du champ d’application du droit de l’Union. En conséquence, la situation juridique des salariés ne peut être appréciée au regard de la Charte, et notamment de son article 20 consacrant le principe d’égalité. La question de la conformité de la différence de traitement avec ce principe devient ainsi sans objet au niveau de l’Union, et la seconde question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
II. La portée de la décision : le renvoi de la protection des travailleurs au droit national
Cette solution, qui réaffirme une division stricte des compétences (A), confie aux juridictions nationales la responsabilité exclusive d’assurer le respect du principe d’égalité en matière salariale (B).
A. La confirmation du respect de l’autonomie des partenaires sociaux
La décision de la Cour a une valeur de principe qui dépasse le cas d’espèce. Elle confirme la volonté de ne pas étendre, par la voie jurisprudentielle, les compétences de l’Union dans le domaine social sensible des rémunérations. Cette retenue judiciaire préserve l’équilibre institutionnel voulu par les traités, lequel reconnaît une compétence première aux États membres et à leurs partenaires sociaux pour la détermination des salaires. La Cour a jugé que cette exclusion « trouve sa raison d’être dans le fait que la fixation du niveau des rémunérations relève de l’autonomie contractuelle des partenaires sociaux à l’échelon national ainsi que de la compétence des États membres en la matière ». En refusant de soumettre une clause de convention collective sur la rémunération au test de conformité avec la Charte, la Cour renforce l’autonomie de la négociation collective nationale. Elle évite ainsi de s’ingérer dans des choix de politique salariale qui peuvent reposer sur des logiques complexes, comme en l’espèce, où la majoration supérieure pour le travail occasionnel visait, selon l’employeur, à compenser une contrainte de prévisibilité et à en décourager le recours. La solution garantit une sécurité juridique aux partenaires sociaux, qui peuvent négocier sur les salaires sans craindre une remise en cause fondée sur une interprétation extensive du droit de l’Union.
B. La subsidiarité de la protection contre les discriminations salariales
La portée principale de cet arrêt est de clarifier que la protection des travailleurs contre d’éventuelles inégalités de traitement en matière de compensation financière pour le travail de nuit relève exclusivement du droit national. La charge d’examiner la justification de la différence de traitement établie par la convention collective incombe donc entièrement au Bundesarbeitsgericht. Celui-ci devra apprécier la clause litigieuse à l’aune de l’article 3 de la Loi fondamentale allemande, qui consacre le principe général d’égalité. La solution du litige dépendra ainsi de l’interprétation du droit constitutionnel et du droit du travail allemands, sans que le droit de l’Union n’offre de ligne directrice. Si cette approche respecte la répartition des compétences, elle ouvre la voie à des solutions potentiellement divergentes au sein de l’Union. La protection accordée à un travailleur de nuit régulier face à un travailleur de nuit occasionnel pourrait ainsi varier considérablement d’un État membre à l’autre, en fonction des traditions juridiques nationales et de la marge d’appréciation laissée aux partenaires sociaux. La protection de la santé et de la sécurité est harmonisée, mais sa contrepartie financière demeure fragmentée, illustrant les limites de l’Europe sociale.