Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne clarifie l’interaction entre la réglementation des déchets et celle des produits chimiques. En l’espèce, des poteaux de télécommunications usagés, traités avec une solution contenant de l’arsenic, devaient être réemployés pour la construction de passerelles dans une zone naturelle. Une association de protection de l’environnement s’est opposée à cette utilisation, la considérant comme une gestion de déchets dangereux non autorisée. Après un rejet initial de sa demande par l’autorité compétente, une juridiction administrative de première instance a annulé cette décision. Saisie en dernier ressort, la juridiction administrative suprême a sursis à statuer pour interroger la Cour de justice.
La question centrale était de savoir si de tels matériaux, qualifiables de déchets dangereux, pouvaient perdre cette qualité pour être considérés comme des produits dont l’usage est encadré, voire autorisé, par le règlement REACH. Il s’agissait ainsi de déterminer si le régime des déchets pouvait être écarté au profit de celui des substances chimiques, et à quelles conditions un objet initialement classé comme déchet dangereux pouvait cesser de l’être. La Cour répond en établissant que si le règlement REACH harmonise les conditions d’utilisation de la substance, la qualification de déchet relève toujours de la directive-cadre sur les déchets. Elle précise qu’un déchet, même dangereux, peut cesser d’en être un, à condition qu’une opération de valorisation le rende apte à un nouvel usage sans danger pour la santé ou l’environnement et que son détenteur n’ait plus l’intention de s’en défaire. Cette décision mérite une analyse approfondie, d’abord en ce qui concerne la délimitation des champs d’application respectifs des deux réglementations (I), puis quant aux conditions de sortie du statut de déchet dangereux (II).
I. L’articulation par la Cour des régimes juridiques de l’Union
La Cour de justice opère une distinction claire entre le régime harmonisé des produits chimiques et celui, persistant, des déchets. Elle affirme d’une part la portée de l’harmonisation réalisée par le règlement REACH concernant l’utilisation de substances dangereuses (A), tout en réaffirmant que la qualification de déchet obéit à ses propres critères définis par la directive-cadre (B).
A. La consécration d’une harmonisation complète par le règlement REACH pour les usages autorisés
La Cour établit que le règlement REACH a pour effet de créer un cadre juridique unifié pour les substances qu’il réglemente, empêchant les États membres d’imposer des contraintes supplémentaires lorsque les conditions prévues par le texte sont respectées. Elle énonce que « la fabrication, la mise sur le marché ou l’utilisation d’une substance visée à l’article 67, paragraphe 1, du règlement REACH ne peuvent être soumises à d’autres conditions que celles fixées par celui-ci ». Cette affirmation a une conséquence directe : si une utilisation spécifique d’un article traité avec une substance dangereuse, comme les composés d’arsenic, est expressément autorisée sous certaines conditions par l’annexe XVII du règlement, un État membre ne peut s’y opposer en invoquant ses propres règles de protection de l’environnement qui seraient plus strictes. L’harmonisation opérée par le règlement vise précisément à garantir la libre circulation des substances et articles conformes au droit de l’Union, assurant ainsi un niveau de protection élevé et uniforme sur tout le marché intérieur. Toute restriction nationale supplémentaire non prévue par les clauses de sauvegarde du règlement lui-même serait contraire à cet objectif.
B. Le maintien de la qualification de déchet soumise à la directive-cadre
Cependant, la Cour prend soin de préciser que l’autorisation d’un usage par le règlement REACH ne préjuge pas de la qualification de l’objet en question au regard de la directive sur les déchets. Les deux réglementations poursuivent des objectifs distincts et ne sont pas exclusives l’une de l’autre. La Cour rappelle que la notion de déchet est définie comme « toute substance ou tout objet dont le détenteur se défait ou dont il a l’intention ou l’obligation de se défaire ». Ainsi, un poteau de télécommunication retiré du service est a priori un déchet, car son détenteur initial s’en est défait. Le fait que son réemploi puisse être autorisé par le règlement REACH ne lui fait pas perdre automatiquement sa qualité de déchet. La Cour souligne que la conformité à REACH est un élément pertinent, mais non décisif, pour déterminer si un objet a cessé d’être un déchet. La qualification de déchet demeure conditionnée par l’intention de son détenteur et les circonstances factuelles, une appréciation qui doit précéder l’application du régime sur les produits chimiques.
Après avoir délimité les frontières entre les deux corps de règles, la Cour précise les modalités de passage de l’un à l’autre, en définissant les conditions qui permettent à un déchet dangereux de perdre ce statut.
II. La sortie conditionnée du statut de déchet dangereux
La Cour de justice admet qu’un déchet dangereux peut cesser d’être un déchet, mais encadre cette possibilité par des conditions strictes. Elle écarte tout obstacle de principe (A), tout en confiant au juge national la charge d’une appréciation concrète des risques et des conditions d’utilisation (B).
A. L’absence d’obstacle de principe à la fin du statut de déchet dangereux
L’apport majeur de la décision est d’affirmer qu’un déchet classé comme dangereux n’est pas définitivement prisonnier de ce statut. La Cour déclare que « le droit de l’Union n’exclut pas par principe qu’un déchet considéré comme dangereux puisse cesser d’être un déchet ». Cette sortie est cependant subordonnée à deux conditions cumulatives. D’une part, l’objet doit avoir subi une opération de valorisation qui le rend utilisable sans mettre en danger la santé humaine et sans nuire à l’environnement. D’autre part, il doit être établi que son détenteur n’a plus l’intention ou l’obligation de s’en défaire. L’autorisation d’un usage au titre de REACH peut servir d’indice majeur pour satisfaire la première condition, car le législateur a déjà estimé que, dans ce cadre précis, les risques pour la santé et l’environnement sont maîtrisés. Cette solution pragmatique favorise l’économie circulaire en permettant la réintégration de certains matériaux dans le circuit économique, à condition que la sécurité soit garantie.
B. L’appréciation in concreto de la réutilisation et de ses risques par le juge national
La Cour de justice fixe le cadre interprétatif mais renvoie l’application pratique au juge national. Il appartiendra à ce dernier de vérifier si les conditions de sortie du statut de déchet sont remplies dans l’affaire au principal. Premièrement, le juge devra s’assurer que l’usage envisagé, la construction de passerelles, correspond bien à l’une des applications énumérées de manière exhaustive par l’annexe XVII du règlement REACH. La Cour insiste sur le fait que cette « énumération figurant à cette disposition présente un caractère exhaustif et que cette dérogation ne saurait, dès lors, être appliquée à d’autres cas que ceux qui y sont visés ». Deuxièmement, le juge devra évaluer le « risque de contact répété avec la peau ». La Cour précise que ce risque ne doit pas être purement théorique, mais qu’il doit exister une « probabilité » d’un tel contact au regard des conditions normales d’utilisation de l’ouvrage. Cette appréciation factuelle, confiée au juge national, démontre la volonté de la Cour de concilier une règle de droit harmonisée avec la nécessaire prise en compte des spécificités de chaque situation.