Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne précise l’interprétation de l’article 13 de la décision n° 1/80 du conseil d’association CEE-Turquie. Cette décision, relative à la libre circulation des travailleurs turcs au sein de l’Union, contient une clause de « standstill » interdisant aux États membres d’introduire de nouvelles restrictions à l’exercice de cette liberté. En l’espèce, un ressortissant turc s’était vu opposer une nouvelle législation nationale plus restrictive lors de sa demande de régularisation de son séjour à des fins professionnelles dans un État membre. La juridiction nationale, saisie du litige contestant ce refus, a interrogé la Cour de justice sur deux points essentiels. D’une part, elle a demandé si l’objectif d’une nouvelle mesure, visant à lutter contre le séjour irrégulier, pouvait la soustraire à l’interdiction posée par la clause de « standstill ». D’autre part, elle a cherché à savoir si une autorisation de séjour délivrée à titre provisoire, dans l’attente d’une décision finale, constituait une « situation régulière » permettant au ressortissant turc de se prévaloir des droits issus de l’accord d’association. La Cour de justice répond que l’objectif d’une mesure nationale restrictive est sans incidence sur l’application de la clause de « standstill », affirmant que « le seul fait que la mesure ait pour objectif de prévenir, avant l’introduction d’une demande de titre de séjour, l’entrée et le séjour irréguliers ne permet pas d’exclure l’application de cette clause ». En revanche, elle juge qu’une autorisation provisoire de séjour ne constitue pas une situation régulière au sens de l’accord. La décision commentée renforce ainsi la portée de la clause de « standstill » (I), tout en adoptant une conception stricte de la régularité du séjour conditionnant l’octroi des droits aux travailleurs turcs (II).
I. L’affirmation du caractère absolu de la clause de standstill
La Cour de justice consacre une interprétation extensive de la protection offerte par l’article 13 de la décision n° 1/80, en jugeant que l’intention du législateur national est indifférente à son application (A), ce qui garantit la primauté de la libre circulation des travailleurs turcs (B).
A. L’indifférence de l’objectif poursuivi par la nouvelle restriction
La Cour affirme sans ambiguïté que la finalité d’une nouvelle réglementation nationale ne saurait justifier une dérogation à l’interdiction d’instaurer des restrictions supplémentaires. En précisant que même un objectif légitime, tel que la prévention de l’entrée et du séjour irréguliers, ne permet pas d’écarter l’application de la clause de « standstill », la juridiction européenne confère à cette dernière un caractère quasi absolu. Le raisonnement de la Cour se concentre exclusivement sur l’effet de la mesure, à savoir si elle rend plus difficile l’accès au marché du travail pour un travailleur turc. Dès lors, toute nouvelle condition de fond ou de procédure qui durcit les modalités d’entrée, de séjour ou d’emploi constitue une violation de l’article 13, indépendamment des motifs qui la sous-tendent. Cette solution assure ainsi l’effet utile de l’accord d’association, en empêchant les États membres de vider de leur substance les droits qu’il garantit par des justifications unilatérales de politique migratoire.
B. La préservation des droits des travailleurs turcs
En adoptant une telle position, la Cour rappelle que la clause de « standstill » n’est pas une simple déclaration d’intention mais une norme juridique d’effet direct, créatrice de droits pour les particuliers. La protection ainsi accordée vise à sécuriser le parcours d’intégration des ressortissants turcs qui souhaitent exercer une activité économique dans un État membre. Permettre aux États d’invoquer des objectifs de politique interne pour introduire de nouvelles barrières reviendrait à rendre précaire et incertain l’exercice des libertés promises par l’accord d’association. Cette jurisprudence confirme donc que la compétence des États membres en matière de police des étrangers doit s’exercer dans le respect des engagements internationaux de l’Union, lesquels limitent leur souveraineté normative en matière d’accès au séjour et à l’emploi des travailleurs turcs. La protection contre les nouvelles restrictions est ainsi consolidée, garantissant une certaine stabilité du cadre juridique applicable.
II. L’interprétation restrictive de la notion de séjour régulier
Si la Cour se montre protectrice quant à l’application de la clause de « standstill », elle fait preuve de rigueur dans la définition des conditions d’éligibilité aux droits qu’elle protège. Elle donne une définition stricte de la « situation régulière » (A), ce qui a pour conséquence de retarder l’acquisition de droits pour le travailleur durant la phase d’examen de sa demande (B).
A. La définition de la « situation régulière en ce qui concerne le séjour »
La Cour de justice tranche une question pratique essentielle en jugeant que « ne constitue pas une “situation régulière en ce qui concerne le séjour” la détention d’une autorisation de séjour provisoire qui n’est valable que dans l’attente d’une décision définitive sur le droit de séjour ». Cette interprétation établit une distinction nette entre le statut précaire d’un demandeur de titre de séjour et la situation stable d’une personne titulaire d’un droit de séjour reconnu. Une autorisation provisoire n’a pour seul objet que de permettre au ressortissant étranger de demeurer légalement sur le territoire pendant la durée d’instruction de son dossier. Elle ne confère pas les droits matériels attachés à un véritable titre de séjour, car elle est par nature révocable et conditionnée à une décision administrative qui n’est pas encore intervenue. La régularité du séjour, au sens de l’accord, suppose donc une reconnaissance positive et non équivoque du droit de l’individu à résider dans l’État membre.
B. Les conséquences sur l’acquisition des droits par le travailleur
Cette interprétation stricte a pour conséquence directe que la période couverte par une autorisation de séjour provisoire ne peut être prise en compte pour le calcul des périodes d’emploi nécessaires à l’ouverture des droits progressifs prévus par l’accord d’association. Un travailleur turc ne commence à consolider ses droits, notamment celui d’accéder plus librement au marché du travail après une certaine durée d’emploi légal, qu’à compter de l’obtention d’une décision définitive lui accordant un titre de séjour. Bien que rigoureuse, cette solution présente le mérite de la clarté et de la sécurité juridique. Elle évite que des droits ne soient acquis sur la base d’une situation précaire, qui pourrait être remise en cause par un refus ultérieur de titre de séjour. La Cour établit ainsi un seuil clair : le bénéfice des droits substantiels de l’accord CEE-Turquie est conditionné à l’obtention d’un statut de résident stable et définitivement établi.