L’arrêt commenté, rendu par la Cour de justice de l’Union européenne, offre une interprétation rigoureuse des obligations découlant de l’article 6 de la directive 92/43/CEE, dite « Habitats », en matière d’évaluation des incidences de projets sur les sites Natura 2000. Dans cette affaire, une juridiction nationale a interrogé la Cour sur la compatibilité d’une réglementation instaurant une approche programmatique pour la gestion des dépôts d’azote d’origine agricole avec les exigences de protection de ces zones spéciales de conservation. La procédure nationale mettait en lumière la tension entre, d’une part, une volonté de simplification administrative par la mise en place de seuils et d’évaluations générales, et d’autre part, les impératifs de la directive qui privilégient une analyse au cas par cas. Le litige portait ainsi sur des activités telles que le pâturage et l’épandage d’effluents, dont les effets cumulés peuvent porter préjudice à l’intégrité d’écosystèmes protégés. La question de droit centrale qui se posait à la Cour était donc de savoir dans quelle mesure une approche réglementaire nationale, fondée sur une évaluation programmatique et des seuils d’exemption, est compatible avec les exigences d’évaluation appropriée des incidences prévues par l’article 6 de la directive « Habitats » pour les projets affectant des sites Natura 2000. En réponse, la Cour de justice a jugé qu’une telle approche n’est admissible que sous des conditions extrêmement strictes, réaffirmant la primauté de la protection environnementale et le caractère fondamental de l’évaluation préalable et individualisée. Elle précise la notion de projet et encadre sévèrement tant les conditions de l’évaluation que les mesures pouvant y être intégrées.
L’analyse de la décision révèle que la Cour a d’abord souhaité clarifier le périmètre de la notion de projet au sens de la directive, avant de définir le standard de preuve scientifique requis pour valider une évaluation (I). Par la suite, elle a nettement délimité la nature des mesures pouvant être prises en compte dans une telle évaluation, tout en distinguant les régimes de contrôle applicables (II).
I. La consécration d’une conception extensive de la notion de projet et de son évaluation
La Cour de justice adopte une définition large des activités concernées par l’obligation d’évaluation, en leur appliquant un standard de contrôle scientifique particulièrement élevé.
A. Une définition autonome du « projet » soumise à évaluation
La Cour affirme d’emblée l’autonomie de la notion de « projet » au sens de la directive « Habitats ». Elle juge que « les activités de pâturage de bétail et d’épandage d’effluents sur ou dans le sol à proximité de zones Natura 2000 peuvent être qualifiées de “projet” », indépendamment de leur qualification au regard d’autres textes, comme la directive 2011/92/UE concernant l’évaluation des incidences sur l’environnement. Cette interprétation fonctionnelle permet de soumettre à l’obligation d’évaluation des activités agricoles récurrentes, pour autant qu’elles représentent une intervention humaine susceptible d’affecter un site de manière significative. De plus, la Cour admet qu’une activité autorisée avant l’entrée en vigueur de la directive puisse être vue comme un « seul et même projet », dispensé d’une nouvelle autorisation, à condition qu’elle constitue « une opération unique, caractérisée par un objectif commun, une continuité et une identité ». Toutefois, elle précise immédiatement que l’exécution continue d’un tel projet reste soumise aux obligations de l’article 6, paragraphe 2, qui impose aux États membres de prévenir la détérioration des habitats.
B. L’encadrement strict de l’évaluation menée dans une approche programmatique
En se prononçant sur la validité d’une réglementation nationale programmatique, la Cour fixe un critère d’une grande sévérité. Si elle n’interdit pas par principe une évaluation effectuée en amont pour une catégorie de projets, elle la subordonne à une condition dirimante. Il doit être établi, sur la base d’un « examen approfondi et complet de la solidité scientifique de cette évaluation », qu’il « n’existe aucun doute raisonnable d’un point de vue scientifique quant à l’absence d’effets préjudiciables de chaque plan ou projet pour l’intégrité du site concerné ». Cette exigence s’applique également aux dispositifs qui dispensent d’autorisation individuelle les projets n’atteignant pas un certain seuil de dépôts d’azote. La Cour s’oppose donc à ce que des activités comme l’épandage ou le pâturage soient exemptées d’évaluation appropriée individualisée, sauf si « des circonstances objectives ne permettent d’exclure, de manière certaine, toute possibilité que lesdits projets, individuellement ou en conjonction avec d’autres projets, puissent affecter ces sites de manière significative ». Le fardeau de la preuve repose ainsi entièrement sur les autorités nationales, qui doivent garantir l’innocuité de leur approche réglementaire avec une quasi-certitude.
Cette vision rigoureuse de l’évaluation préventive se double d’une appréciation tout aussi stricte des éléments qui peuvent être invoqués pour justifier de l’absence d’incidences négatives.
II. Le rejet des mesures aux bénéfices incertains et la clarification des régimes de contrôle
La Cour opère une distinction nette entre, d’une part, les mesures certaines pouvant être intégrées à l’évaluation d’un projet et, d’autre part, les dispositifs de surveillance générale qui relèvent d’un régime juridique distinct.
A. L’exclusion des mesures de conservation ou de prévention aux effets non avérés
La Cour de justice précise le contenu de l’évaluation appropriée en des termes qui renforcent considérablement son caractère préventif. Elle juge qu’une telle évaluation « ne peut pas prendre en compte l’existence de “mesures de conservation”, au sens du paragraphe 1 de cet article, de “mesures de prévention”, au sens du paragraphe 2 dudit article, […] si les bénéfices escomptés de ces mesures ne sont pas certains au moment de cette évaluation ». Par cette formule, la Cour écarte toute prise en compte d’effets positifs simplement espérés ou futurs. Les bénéfices attendus de mesures de restauration écologique ou de dispositifs de réduction de la pollution ne peuvent être intégrés au raisonnement que si leur réalisation et leur efficacité sont établies au moment où l’autorité compétente autorise le projet. Cette approche pragmatique et prudente vise à empêcher que des projets aux incidences négatives immédiates et certaines soient autorisés au nom de bénéfices futurs et hypothétiques, ce qui viderait de sa substance l’obligation d’évaluation préalable.
B. La distinction entre l’autorisation de projet et la surveillance continue des activités
Enfin, la Cour clarifie l’articulation entre les paragraphes 2 et 3 de l’article 6. Si elle invalide une approche programmatique trop laxiste au titre de l’article 6, paragraphe 3, elle admet que les mécanismes de surveillance et de sanction relèvent de l’article 6, paragraphe 2. Cette disposition impose aux États membres une obligation générale de prendre les mesures préventives appropriées pour éviter la dégradation des sites. À ce titre, la Cour estime que des mesures nationales incluant « des modalités de surveillance et de contrôle d’exploitations agricoles […] ainsi que la possibilité de prononcer des sanctions pouvant aller jusqu’à la fermeture desdites exploitations sont suffisantes pour respecter cette disposition ». Elle distingue ainsi nettement le régime de l’autorisation préalable de projet, qui exige une certitude quant à l’absence d’incidences (article 6, paragraphe 3), et celui de la surveillance continue des activités sur le site, qui vise à prévenir une détérioration globale (article 6, paragraphe 2). Un système de contrôle, même robuste, ne saurait donc se substituer à une évaluation appropriée en amont.