Cour de justice de l’Union européenne, le 7 novembre 2019, n°C-105/18

Par un arrêt rendu en réponse à une question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur la compatibilité d’une redevance nationale avec plusieurs principes fondamentaux du droit de l’Union. En l’espèce, une loi espagnole a institué une taxe sur l’utilisation des eaux intérieures pour la production d’énergie électrique, dont le produit était majoritairement affecté au budget général de l’État afin de combler le déficit tarifaire du système électrique national. Plusieurs entreprises productrices d’énergie hydroélectrique, soumises à cette redevance, ont contesté le décret royal d’application de cette loi devant le Tribunal suprême espagnol. Saisis de ce litige, les juges espagnols ont exprimé des doutes quant à la conformité de la législation en cause avec le droit de l’Union, notamment le principe du pollueur-payeur, le principe de non-discrimination et les règles relatives aux aides d’État. Le Tribunal suprême a donc décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice, l’invitant à déterminer si le droit de l’Union s’opposait à une telle redevance, dont le calcul reposait sur la valeur économique de l’énergie produite plutôt que sur l’impact environnemental de l’activité, et qui ne s’appliquait qu’à certains producteurs d’énergie hydroélectrique en fonction de la localisation géographique de leurs installations. La Cour a conclu que la redevance était compatible avec les principes invoqués, considérant que ni le principe du pollueur-payeur, tel que mis en œuvre par la directive-cadre sur l’eau, ni le principe de non-discrimination de la directive sur le marché de l’électricité ne s’y opposaient. Elle a également jugé que le caractère différencié de la taxe ne constituait pas une aide d’État prohibée, sous réserve de vérifications par la juridiction nationale.

Il convient ainsi d’examiner la manière dont la Cour a validé la redevance au regard des principes du droit de l’environnement et de l’énergie (I), avant d’analyser les raisons pour lesquelles elle a écarté la qualification d’aide d’État (II).

I. La validation d’une redevance hydroélectrique au regard des principes du droit de l’Union

La Cour de justice a d’abord examiné la conformité de la redevance espagnole avec le principe du pollueur-payeur, en clarifiant sa portée dans le cadre de la politique de l’eau (A). Elle a ensuite justifié l’inapplicabilité du principe de non-discrimination en matière fiscale, confirmant l’autonomie des États membres dans ce domaine (B).

A. Une application souple du principe pollueur-payeur dans le cadre de la politique de l’eau

La juridiction de renvoi interrogeait la Cour sur la compatibilité de la redevance avec le principe du pollueur-payeur, dès lors que son montant n’était pas lié aux dommages environnementaux potentiels mais à la capacité des producteurs à générer des revenus. La Cour répond par la négative, en distinguant la portée générale du principe, énoncé à l’article 191, paragraphe 2, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, de sa mise en œuvre spécifique par le droit dérivé. Elle rappelle que c’est à l’article 9 de la directive-cadre 2000/60 sur l’eau qu’il convient de se référer pour apprécier l’obligation des États membres. Or, cette disposition impose de « tenir compte du principe de la récupération des coûts des services liés à l’utilisation de l’eau », ce qui relève d’une politique générale et non d’une obligation de proportionnalité stricte pour chaque instrument fiscal pris isolément.

En jugeant que le respect de cet article ne « saurait être apprécié au regard d’une mesure nationale, prise isolément », la Cour reconnaît aux États membres une marge d’appréciation considérable. Le fait que la taxe poursuive une finalité « non pas environnementale, mais exclusivement économique » est jugé sans pertinence au regard de la directive. Cette dernière n’exige pas une harmonisation complète des législations nationales, mais établit un cadre que les États doivent développer par des programmes de mesures. En conséquence, la Cour déclare que le droit de l’Union « ne s’oppose pas à une redevance sur l’utilisation des eaux intérieures pour la production d’énergie électrique […] qui est uniquement et exclusivement fonction de la capacité des producteurs d’énergie hydroélectrique à générer des recettes ». Cette solution pragmatique préserve la compétence fiscale des États membres mais pourrait être interprétée comme affaiblissant l’effet incitatif du principe pollueur-payeur, en autorisant des taxes environnementales dont l’objectif principal est en réalité budgétaire.

B. Le champ d’application restreint du principe de non-discrimination en matière fiscale

La Cour était également invitée à déterminer si la redevance, en ne visant que certains producteurs hydroélectriques, violait le principe de non-discrimination prévu à l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2009/72 concernant les règles communes pour le marché intérieur de l’électricité. Les juges européens écartent fermement cette analyse en se fondant sur une lecture stricte des compétences de l’Union. Ils relèvent que la directive 2009/72 a été adoptée sur la base de l’article 114 du Traité, qui vise au rapprochement des législations pour l’établissement du marché intérieur. Cependant, le paragraphe 2 de ce même article exclut explicitement de son champ d’application les « dispositions fiscales ».

Il en découle logiquement que les principes établis par cette directive, y compris celui de non-discrimination entre entreprises d’électricité, ne sont pas applicables aux mesures de nature fiscale adoptées par les États membres. La Cour affirme ainsi que « le principe de non-discrimination prévu à son article 3, paragraphe 1, ne s’applique pas à une redevance, telle que la redevance sur l’utilisation des eaux intérieures pour la production d’énergie électrique ». Cette interprétation réaffirme un principe cardinal du droit de l’Union : la fiscalité directe demeure une compétence quasi exclusive des États membres. Sauf harmonisation expresse, les principes sectoriels du marché intérieur ne peuvent être invoqués pour contester des choix fiscaux nationaux, même lorsque ces derniers créent des différences de traitement entre des opérateurs économiques d’un même secteur. La solution est donc une illustration classique de la répartition verticale des compétences et de la souveraineté fiscale des États.

Après avoir écarté les arguments fondés sur le droit de l’environnement et de l’énergie, la Cour devait encore se prononcer sur l’application des règles de concurrence, et plus particulièrement sur la qualification d’aide d’État.

II. L’exclusion de la qualification d’aide d’État en présence de situations objectivement différentes

Pour rejeter la qualification d’aide d’État, la Cour a procédé à une analyse de la condition de sélectivité de l’avantage. Elle a d’abord évalué la comparabilité des situations des entreprises au regard de l’objectif affiché de la taxe (A), avant de définir le cadre de référence pertinent en tenant compte de la répartition des compétences internes à l’État membre (B).

A. L’appréciation de la comparabilité des situations au regard de l’objectif de la mesure fiscale

La juridiction de renvoi s’interrogeait sur le fait que le non-assujettissement des producteurs d’électricité à partir de sources autres que l’eau pouvait constituer une aide d’État. Pour répondre, la Cour examine si les entreprises favorisées se trouvent dans une « situation factuelle et juridique comparable » à celles qui sont taxées, au regard de l’objectif du régime fiscal. Elle constate que l’objectif déclaré de la redevance est « la protection et à l’amélioration du domaine public hydrique ». Or, par définition, seuls les producteurs d’énergie hydroélectrique exploitent cette ressource d’une manière susceptible de l’affecter.

En conséquence, la Cour conclut que « les producteurs d’électricité autres que ceux utilisant la source hydrique […] ne se trouvent pas, au regard de l’objectif visé par cette redevance, dans une situation factuelle et juridique comparable à celle des producteurs d’électricité utilisant la source hydrique ». Cette approche est remarquable car, pour les besoins de l’analyse de la sélectivité, la Cour s’en tient à l’objectif officiel de la loi, alors même qu’elle avait admis, dans la première partie de son raisonnement, que la finalité de la taxe était en réalité économique. Cela démontre que, dans le contentieux des aides d’État, la détermination du cadre de référence et de l’objectif du système fiscal repose avant tout sur la lettre des dispositions nationales, offrant ainsi une grille d’analyse formelle et prévisible pour évaluer la comparabilité des situations.

B. La prise en compte de la répartition des compétences internes pour définir le cadre de référence

Le second aspect de la question relative aux aides d’État concernait la différence de traitement entre les producteurs hydroélectriques opérant sur des bassins hydrographiques intercommunautaires (taxés) et ceux opérant sur des bassins intracommunautaires (non taxés). La Cour mobilise ici sa jurisprudence relative aux mesures fiscales adoptées par des entités infra-étatiques. Elle rappelle que le cadre de référence pour apprécier la sélectivité peut être celui du territoire sur lequel une autorité locale exerce sa compétence. Le caractère sélectif d’une mesure doit être examiné en tenant compte des « limites juridiques encadrant la compétence de l’autorité publique ayant adopté cette mesure ».

En l’espèce, le gouvernement espagnol a fait valoir que la loi nationale n’avait été adoptée que dans l’exercice de sa compétence exclusive sur les bassins s’étendant sur plus d’une communauté autonome. Par conséquent, les producteurs situés sur des bassins intracommunautaires, relevant de la compétence des communautés autonomes, ne se trouvent pas dans le même cadre de référence. La Cour en déduit que, sous réserve de la vérification de cette répartition des compétences par le juge national, « le cadre de référence pertinent pour examiner le caractère sélectif d’une éventuelle mesure d’aide est constitué par la taxation frappant la production d’énergie hydroélectrique sur des bassins hydrographiques qui s’étendent sur plus d’une communauté autonome ». Cette solution confirme l’importance de la structure institutionnelle des États membres dans l’application du droit des aides d’État et limite la capacité à invoquer une discrimination lorsque la différence de traitement résulte d’une répartition constitutionnelle des pouvoirs fiscaux.

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Hassan KOHEN
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