Cour de justice de l’Union européenne, le 7 octobre 2004, n°C-189/03

Par un arrêt rendu le 21 octobre 2004, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la compatibilité d’une réglementation nationale encadrant les activités des entreprises de sécurité privée avec la libre prestation de services garantie par le droit communautaire. En l’espèce, un État membre avait adopté une législation soumettant les entreprises de gardiennage et de recherche établies dans d’autres États membres à plusieurs conditions pour pouvoir exercer sur son territoire. Ces exigences comprenaient l’obtention d’une autorisation payante pour l’entreprise elle-même ainsi que pour ses dirigeants, et l’obligation pour le personnel détaché de détenir une carte de légitimation spécifique délivrée par les autorités nationales.

Saisine par la Commission des Communautés européennes dans le cadre d’un recours en manquement, la procédure a mis en lumière une opposition claire entre les prétentions de l’État membre et les exigences du droit communautaire. La Commission soutenait que ces mesures constituaient des entraves injustifiées à la libre prestation de services, notamment parce qu’elles ne tenaient pas compte des obligations déjà remplies par les prestataires dans leur État d’établissement. L’État membre défendeur, tout en reconnaissant le caractère restrictif de sa législation, la justifiait par des raisons impérieuses d’intérêt général, tenant à la protection des citoyens et à la nécessité de garantir la fiabilité et la probité des acteurs de ce secteur sensible.

Il était donc demandé à la Cour de déterminer si des dispositions nationales qui subordonnent la fourniture de services de sécurité privée par une entreprise établie dans un autre État membre à l’obtention d’une autorisation préalable pour l’entreprise et ses dirigeants, ainsi qu’à la possession par son personnel d’une carte de légitimation nationale, sans prendre en considération les contrôles et garanties déjà offerts par la législation de l’État d’origine, constituent un manquement aux obligations découlant de l’article 49 du traité CE.

La Cour de justice a conclu que de telles exigences, faute d’intégrer le principe de reconnaissance mutuelle, allaient au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de protection de l’ordre public et de la sécurité des citoyens. Elle juge ainsi que l’État membre a manqué à ses obligations en adoptant des dispositions « qui exigent, sans tenir compte des obligations auxquelles le prestataire de services étranger est déjà soumis dans l’État membre d’établissement, que les entreprises désireuses de fournir des services sur le territoire national ainsi que leurs dirigeants soient titulaires d’une autorisation » et « que les membres du personnel de ces entreprises […] soient titulaires d’une carte de légitimation délivrée par les autorités nationales, pour autant qu’il n’est pas tenu compte […] des contrôles auxquels les prestataires de services transfrontaliers sont déjà soumis dans leur État membre d’origine ».

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**I. La caractérisation systématique des exigences nationales comme des restrictions à la libre prestation de services**

La Cour adopte une approche rigoureuse pour qualifier les mesures nationales litigieuses, en confirmant qu’aussi bien le régime d’autorisation préalable (A) que l’obligation de détention d’une carte de légitimation spécifique (B) constituent des entraves à la libre prestation de services.

**A. L’exigence d’une autorisation préalable pour l’entreprise et ses dirigeants**

L’arrêt rappelle avec constance qu’une réglementation qui conditionne l’exercice d’une activité de service par un prestataire établi dans un autre État membre à l’obtention d’une licence administrative constitue une restriction au sens de l’article 49 du traité CE. La Cour affirme qu’« une réglementation nationale qui subordonne l’exercice de prestations de services sur le territoire national par une entreprise établie dans un autre État membre à la délivrance d’une autorisation administrative, constitue une restriction à la libre prestation des services ». Cette solution, solidement ancrée dans la jurisprudence, s’applique indifféremment à l’entreprise prestataire et à ses dirigeants, considérant que l’exigence d’une autorisation pour ces derniers représente un obstacle supplémentaire et distinct.

Le caractère payant de ces autorisations, bien que non central dans le raisonnement, est relevé comme un facteur aggravant la restriction, en ce qu’il alourdit les coûts pour l’opérateur étranger sans contrepartie directe. En soumettant systématiquement les entreprises et leurs cadres à une nouvelle procédure d’autorisation, la législation nationale crée un effet de cloisonnement du marché, contraire à l’objectif même de la liberté de prestation de services. Le fait qu’un prestataire soit légalement établi et contrôlé dans son État membre d’origine devrait, en principe, suffire à lui ouvrir l’accès aux marchés des autres États membres, sauf justification dûment prouvée.

**B. L’obligation d’une carte de légitimation pour le personnel détaché**

La Cour étend son analyse restrictive à l’exigence imposée au personnel détaché de posséder une carte de légitimation délivrée par les autorités de l’État d’accueil. Elle considère que cette obligation doit « également être considérée comme une restriction à la libre prestation des services, dans la mesure où les formalités qu’implique l’obtention d’une telle carte sont susceptibles de rendre plus onéreuse la prestation de services transfrontaliers ». Le raisonnement repose sur l’idée que de telles formalités administratives, même si elles paraissent mineures, engendrent des délais et des coûts qui dissuadent les entreprises de proposer leurs services par-delà les frontières.

En outre, la Cour met en balance l’utilité de cette carte avec les documents d’identité que les travailleurs possèdent déjà. Elle note que les membres du personnel concernés « doivent en tout état de cause être en possession d’une carte d’identité ou d’un passeport, ces documents étant suffisants pour permettre de s’assurer de leur identité ». L’exigence d’un document supplémentaire apparaît donc redondante pour la simple vérification de l’identité, même si l’État membre défendeur lui attribuait une fonction de certification des compétences. C’est précisément cette double fonction qui sera examinée et sanctionnée au titre de l’analyse de la proportionnalité de la mesure.

**II. Le rejet de la justification fondée sur l’intérêt général en l’absence de reconnaissance mutuelle**

L’apport principal de l’arrêt réside moins dans la qualification des mesures comme des restrictions que dans le rejet ferme des justifications avancées par l’État membre. La Cour applique de manière stricte le principe de proportionnalité (A) et en profite pour rappeler l’inefficacité des simples pratiques administratives pour assurer le respect du droit communautaire (B).

**A. L’application rigoureuse du principe de proportionnalité**

Face à l’argument de la protection des citoyens et de la garantie de la fiabilité des entreprises de sécurité, la Cour ne nie pas la légitimité de l’objectif poursuivi. Elle concentre toutefois son contrôle sur le caractère nécessaire et proportionné des moyens mis en œuvre. La législation nationale est jugée excessive car elle instaure un double contrôle systématique sans prévoir de mécanisme de reconnaissance des garanties déjà offertes par l’État membre d’origine. La Cour estime qu’une telle réglementation « va, en tout état de cause, au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le but recherché, pour autant qu’il n’est pas tenu compte des contrôles ou vérifications qui auraient été déjà effectués dans l’État membre d’origine ».

Ce faisant, l’arrêt réaffirme avec force l’obligation pour un État membre, avant d’imposer ses propres exigences, de vérifier si les obligations auxquelles le prestataire est déjà soumis dans son pays d’établissement ne sont pas équivalentes et ne permettent pas d’atteindre le même niveau de protection. L’absence d’une telle évaluation préalable rend la mesure disproportionnée par nature. L’État d’accueil ne peut dupliquer les contrôles que si ceux de l’État d’origine sont manifestement insuffisants pour garantir l’intérêt général qu’il entend protéger, ce qu’il lui appartient de démontrer.

**B. La portée du rappel à l’ordre à l’égard des pratiques administratives nationales**

L’État membre défendeur tentait de justifier sa législation en soutenant qu’une pratique administrative permettait de prendre en compte les qualifications acquises à l’étranger par le biais d’une procédure de dérogation. La Cour rejette cet argument de manière péremptoire, consolidant une jurisprudence bien établie. Elle considère que de « simples pratiques administratives, par nature modifiables au gré de l’administration et dépourvues d’une publicité adéquate, ne sauraient être considérées comme constituant une exécution valable des obligations du traité ».

Cette position a une portée considérable. Elle signifie que la conformité d’une législation nationale au droit communautaire doit être assurée par des dispositions juridiquement contraignantes, claires et transparentes, qui créent un cadre prévisible pour les opérateurs économiques. La sécurité juridique impose que les droits tirés du traité ne dépendent pas du pouvoir discrétionnaire d’une administration nationale, aussi bienveillante soit-elle. Cet arrêt constitue ainsi un rappel à l’ordre, adressé à tous les États membres, sur la nécessité d’inscrire le principe de reconnaissance mutuelle dans le texte même de leurs lois, plutôt que de s’en remettre à des arrangements administratifs incertains.

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Hassan KOHEN
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