Par un arrêt du 7 octobre 2010, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie sur renvoi préjudiciel par le rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen, s’est prononcée sur la compatibilité de certaines mesures nationales de contrôle du détachement de travailleurs avec la libre prestation des services. En l’espèce, une société établie au Portugal avait détaché plusieurs travailleurs sur un chantier naval en Belgique sans effectuer la déclaration de détachement préalable exigée par la législation belge. Suite à un contrôle, des poursuites pénales furent engagées contre la société et ses gérants pour ne pas avoir établi les documents sociaux requis par le droit belge, notamment le compte individuel de chaque salarié. La juridiction belge a alors interrogé la Cour sur la conformité de ces exigences nationales, prévues par une loi du 5 mars 2002 et un arrêté royal du 29 mars 2002, avec les articles 56 et 57 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La question posée visait à déterminer si le fait d’imposer à un employeur établi dans un autre État membre l’envoi d’une déclaration préalable, ainsi que la tenue à disposition de documents équivalents aux documents sociaux nationaux, constituait un obstacle injustifié à la libre prestation des services. La Cour a répondu en distinguant nettement la nature des obligations imposées. Elle a jugé que la procédure de déclaration, en ce qu’elle subordonnait le début de l’activité à la réception d’un numéro d’enregistrement notifié par les autorités dans un délai de cinq jours, constituait une autorisation administrative déguisée et une restriction disproportionnée. En revanche, elle a considéré que l’obligation de tenir à disposition des autorités une copie des documents de l’État d’origine, et de la leur transmettre à la fin du détachement, représentait une mesure justifiée et proportionnée à l’objectif de protection des travailleurs.
La Cour de justice censure ainsi les formalités préalables qui excèdent une simple information des autorités de l’État d’accueil, tout en confirmant la légitimité des exigences documentaires qui permettent un contrôle effectif du respect du droit social. Cette décision vient préciser l’équilibre délicat entre la liberté économique fondamentale de prester des services et l’impératif de protection des travailleurs détachés.
***
I. La censure d’une procédure d’autorisation préalable déguisée
La Cour examine en premier lieu le mécanisme de déclaration préalable et conclut qu’il constitue une restriction injustifiée à la libre prestation des services. Elle fonde son analyse sur la qualification de cette procédure en autorisation administrative (A), dont elle souligne ensuite le caractère disproportionné au regard de l’objectif poursuivi (B).
A. La qualification de la déclaration préalable en autorisation administrative restrictive
La législation belge en cause prévoyait qu’un employeur détachant des travailleurs devait non seulement transmettre une déclaration préalable, mais aussi attendre la notification d’un numéro d’enregistrement par l’inspection des lois sociales pour commencer l’activité. La Cour relève que « la simple transmission d’informations aux autorités de l’État membre de destination ainsi que l’attestation de la réception ont une capacité potentielle à se transformer en mécanismes de vérification et d’autorisation préalables au commencement de la prestation ». Le fait que le détachement ne puisse débuter avant cette notification, qui doit intervenir dans un délai de cinq jours ouvrables après un contrôle de conformité, conduit la Cour à considérer qu’« une telle procédure doit être considérée comme revêtant le caractère d’une procédure d’autorisation administrative ».
Une telle autorisation constitue une restriction à la libre prestation des services au sens de l’article 56 du Traité. Elle est susceptible d’entraver ou de rendre moins attrayantes les activités du prestataire, notamment lorsque la prestation exige une certaine rapidité d’action. Le délai d’attente imposé, même s’il est court, crée une incertitude pour l’employeur et peut retarder l’exécution du service. La Cour précise qu’il importe peu que, dans la pratique, la notification soit souvent envoyée plus rapidement, car l’employeur ne peut exclure la nécessité d’attendre la totalité du délai légal. Cette analyse s’inscrit dans une jurisprudence constante qui considère que les régimes d’autorisation préalable à l’exercice d’une prestation de services constituent des entraves à cette liberté fondamentale.
B. Le caractère disproportionné de l’autorisation au regard de l’objectif de protection des travailleurs
Une restriction à une liberté de circulation peut être justifiée si elle répond à une raison impérieuse d’intérêt général, est propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre. La Cour reconnaît que la protection des travailleurs constitue une telle raison impérieuse. La mesure litigieuse visait à permettre le contrôle du respect des conditions de travail et de salaire applicables dans l’État d’accueil. Cependant, la Cour estime que la procédure d’autorisation mise en place est disproportionnée.
Elle rappelle sa jurisprudence selon laquelle une simple obligation de déclaration préalable, permettant aux autorités de l’État d’accueil d’être informées de la présence de travailleurs détachés, constitue une mesure « aussi efficace et moins restrictive qu’une mesure d’autorisation de travail, un contrôle préalable ou encore une confirmation de détachement ». En subordonnant le début de la prestation à une notification active des autorités, le régime belge va « au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer la protection des travailleurs détachés ». Une simple déclaration, attestant que toutes les informations requises ont été transmises, suffirait à permettre les contrôles nécessaires sans retarder indûment la prestation. Le mécanisme d’autorisation préalable est donc invalidé pour son caractère excessif par rapport à l’objectif de protection sociale.
***
Si la Cour se montre stricte à l’égard des formalités préalables qui freinent l’accès au marché, elle adopte une position plus souple concernant les obligations de contrôle documentaire durant et après la prestation de services.
II. La validation de mesures de contrôle documentaire jugées proportionnées
La Cour examine en second lieu l’obligation de tenir à disposition des autorités une copie des documents sociaux de l’État d’origine et de les leur transmettre à la fin de la mission. Elle admet que cette exigence constitue une restriction (A), mais la juge justifiée et proportionnée à l’objectif de protection des travailleurs (B).
A. L’obligation de tenue de documents équivalents comme restriction justifiée
La législation belge imposait à l’employeur de conserver une copie des documents sociaux équivalents (tels que le compte individuel ou le décompte de paie de l’État d’origine) sur le lieu de travail en Belgique ou chez un mandataire. La Cour reconnaît qu’il « ne saurait être exclu d’emblée que ces obligations entraînent des frais et des charges administratives et économiques supplémentaires pour les entreprises établies dans un autre État membre ». Ces charges peuvent créer une inégalité de traitement concurrentielle et constituent donc une restriction à la libre prestation des services.
Toutefois, cette restriction peut être justifiée par la même raison impérieuse d’intérêt général : la protection des travailleurs. La Cour estime que la tenue de ces documents est un moyen propre à permettre aux autorités de l’État d’accueil de vérifier le respect des conditions de travail et d’emploi garanties par la directive 96/71, telles que le salaire minimal ou la durée du travail. Cette obligation documentaire apparaît donc comme une mesure de contrôle nécessaire pour s’assurer que les droits sociaux des travailleurs détachés sont bien respectés sur le territoire où ils exécutent leur travail, justifiant ainsi en son principe l’entrave créée.
B. La proportionnalité des modalités de conservation et de présentation des documents
Pour qu’une mesure restrictive soit valide, elle doit non seulement être justifiée dans son principe mais également proportionnée dans ses modalités. La Cour considère que l’obligation de tenir à disposition une copie des documents de l’État d’établissement, et de l’envoyer aux autorités à la fin du détachement, constitue un moyen proportionné. Cette approche s’inscrit dans la lignée de l’arrêt *Arblade*, qui avait déjà établi que l’État d’accueil ne peut imposer l’établissement de ses propres documents sociaux si les documents de l’État d’origine contiennent des informations équivalentes.
L’obligation de maintenir ces documents accessibles sur le territoire national pendant la durée de la prestation est considérée comme un moyen moins restrictif que d’exiger la création de nouveaux documents conformes au droit national. De même, la transmission d’une copie aux autorités à la fin de la période de détachement est jugée moins contraignante que l’obligation de conserver ces documents sur le territoire de l’État d’accueil pendant une longue période après la fin des services. Par conséquent, la Cour juge que ces modalités de contrôle documentaire sont adéquates et n’excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de protection des travailleurs, validant ainsi cette partie de la réglementation nationale.