Par un arrêt en date du 7 octobre 2019, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a précisé les conditions dans lesquelles un régime de pension professionnel peut mettre fin à une discrimination fondée sur le sexe en matière d’âge de départ à la retraite. La décision s’inscrit dans le prolongement d’une jurisprudence établie depuis plusieurs décennies relative à l’application du principe d’égalité de rémunération entre les travailleurs masculins et féminins.
En l’espèce, un régime de pension privé fixait un âge normal de départ à la retraite de 60 ans pour les femmes et de 65 ans pour les hommes. Suite à un arrêt de la Cour de 1990 jugeant une telle différence contraire au droit de l’Union, les gestionnaires du régime ont annoncé en 1991 leur intention d’uniformiser l’âge de la retraite à 65 ans pour tous les affiliés, avec une prise d’effet au 1er décembre 1991. Cependant, la modification formelle de l’acte constitutif du régime n’est intervenue que par un acte juridique adopté le 2 mai 1996, lequel a confirmé l’uniformisation à 65 ans de manière rétroactive à la date du 1er décembre 1991.
Une juridiction de première instance du Royaume-Uni avait jugé que la modification rétroactive était contraire au droit de l’Union, et que pour la période litigieuse, du 1er décembre 1991 au 2 mai 1996, l’âge de la retraite devait être uniformisé à 60 ans pour tous. Saisie en appel, la juridiction de renvoi a constaté qu’en vertu du droit national, l’acte constitutif du régime de pension permettait de réduire rétroactivement la valeur des droits acquis durant cette période intermédiaire. Elle a donc interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle mesure avec l’article 119 du traité CE.
La question posée à la Cour était donc de savoir si le droit de l’Union s’oppose à ce qu’un régime de pension, pour mettre fin à une discrimination, uniformise rétroactivement l’âge de la retraite au niveau le plus défavorable pour la période comprise entre l’annonce de la modification et son adoption formelle, y compris lorsque le droit national et l’acte constitutif du régime autorisent une telle révocabilité des droits.
La Cour de justice répond que l’article 119 du traité CE « s’oppose, en l’absence d’une justification objective, à ce qu’un régime de pension adopte, pour mettre fin à une discrimination contraire à cette disposition, […] une mesure uniformisant, de manière rétroactive, l’âge normal de départ à la retraite des affiliés de ce régime au niveau de celui des personnes de la catégorie antérieurement défavorisée ». Cette solution réaffirme avec force les principes encadrant la suppression des discriminations (I), tout en clarifiant la primauté du droit de l’Union sur les mécanismes contractuels nationaux (II).
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I. La consolidation des principes d’élimination de la discrimination
La Cour de justice fonde sa décision sur une jurisprudence constante concernant les effets dans le temps de la constatation d’une discrimination. Elle rappelle ainsi que l’alignement des droits doit se faire sur le régime le plus avantageux pendant la période transitoire (A), et que toute mesure corrective doit répondre à des exigences strictes de sécurité juridique pour être considérée comme effective (B).
A. Le maintien du régime le plus favorable durant la période transitoire
La Cour réaffirme un principe essentiel de sa jurisprudence : lorsqu’une discrimination contraire au droit de l’Union est constatée, et tant que des mesures rétablissant l’égalité de traitement n’ont pas été adoptées, « le respect du principe d’égalité ne saurait être assuré que par l’octroi aux personnes de la catégorie défavorisée des mêmes avantages que ceux dont bénéficient les personnes de la catégorie privilégiée ». En l’absence d’une mise en conformité immédiate et complète par l’employeur, le seul système de référence valide demeure celui applicable à la catégorie de personnes la mieux traitée.
Dans le cas d’espèce, cela signifie que pour la période allant du 17 mai 1990, date de l’arrêt fondateur en la matière, jusqu’à l’adoption de mesures correctrices valables, les travailleurs masculins pouvaient prétendre au même âge de retraite que les travailleuses féminines, soit 60 ans. La Cour précise que l’article 119 du traité CE s’oppose à ce qu’un régime élimine une discrimination en supprimant pour le passé les avantages acquis par les personnes de la catégorie anciennement privilégiée. L’uniformisation par le bas n’est possible que pour l’avenir, une fois l’égalité de traitement valablement instaurée.
B. Les exigences de sécurité juridique pour une mesure corrective effective
L’un des apports majeurs de l’arrêt est la clarification des conditions qu’une mesure doit remplir pour être considérée comme ayant mis fin à une discrimination. La Cour souligne que de telles mesures doivent être mises en œuvre de manière « suffisamment précise, claire et prévisible » pour permettre aux personnes concernées de connaître avec exactitude leurs droits et obligations. Une simple pratique administrative ou une annonce d’intention, dépourvue d’effet juridique contraignant, ne saurait satisfaire à cette exigence.
En l’espèce, les annonces de 1991, bien qu’informant les affiliés de l’intention de modifier le régime, n’ont pas en elles-mêmes modifié valablement l’acte constitutif. Elles n’ont eu pour seul effet que de réserver aux gestionnaires la faculté discrétionnaire d’opérer ultérieurement une modification rétroactive. Une telle situation, qui laisse les affiliés dans l’incertitude quant à la portée de leurs droits, est jugée contraire au principe de sécurité juridique. Par conséquent, la Cour considère que les mesures rétablissant l’égalité n’ont été prises que le 2 mai 1996, date de l’acte de trust formel.
Au-delà de cette application rigoureuse de sa jurisprudence, la Cour se prononce sur l’articulation entre les exigences du droit de l’Union et les particularités du droit national.
II. La primauté des exigences du droit de l’Union sur les dispositions nationales
La Cour affirme sans ambiguïté que les mécanismes du droit national ou les clauses d’un contrat ne peuvent faire échec aux principes fondamentaux du droit de l’Union. Elle rejette ainsi l’argument fondé sur la nature « révocable » des droits à pension (A), tout en n’admettant qu’une dérogation très encadrée au principe de non-rétroactivité (B).
A. L’inefficacité des clauses de révocabilité face au principe d’égalité
La juridiction de renvoi avait souligné que, selon le droit national et l’acte constitutif du régime, les droits à pension acquis durant la période intermédiaire étaient révocables et pouvaient être réduits rétroactivement. La Cour de justice écarte cet argument en rappelant que « ni le droit national ni les dispositions de l’acte constitutif du régime de pension concerné ne sauraient être invoqués pour se soustraire » aux exigences du droit de l’Union. Toute mesure visant à éliminer une discrimination constitue une mise en œuvre du droit de l’Union et doit, à ce titre, en respecter les principes.
Admettre qu’une clause de révocabilité de droit interne puisse permettre une uniformisation rétroactive par le bas viderait la jurisprudence de la Cour de sa substance. Cela reviendrait à dispenser les employeurs et les gestionnaires de régimes de pension de leur obligation d’éliminer immédiatement et complètement la discrimination constatée. La solution garantit ainsi l’effet utile de l’article 119 du traité CE et la protection effective des droits que les particuliers en tirent.
B. La portée circonscrite de la justification par un intérêt général impératif
La Cour nuance cependant l’interdiction de la rétroactivité en rappelant qu’il peut y être dérogé à titre exceptionnel. Une telle dérogation est soumise à une double condition cumulative : elle doit répondre à un impératif d’intérêt général et respecter la confiance légitime des intéressés. La Cour cite comme exemple d’un tel impératif le « risque d’atteinte grave à l’équilibre financier du régime de pension concerné ».
Toutefois, elle constate qu’en l’espèce, bien que l’enjeu financier du litige soit considérable, aucun élément n’a été avancé pour démontrer qu’une telle mesure rétroactive était nécessaire pour préserver l’équilibre financier du régime. Il appartient à la juridiction nationale de vérifier si une telle justification objective est établie, mais la Cour laisse entendre que le seuil de preuve est élevé. Cette ouverture demeure donc théorique et réaffirme que la règle de principe est l’interdiction de l’égalisation rétroactive au détriment des affiliés.