Par un arrêt du 8 avril 2025, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a précisé les contours du contrôle juridictionnel exercé par les juridictions nationales sur les actes de procédure du Parquet européen. En l’espèce, le Parquet européen avait exercé son droit d’évocation dans une enquête initialement ouverte en Espagne pour des faits de fraude aux subventions et de faux en écriture. Dans ce cadre, les procureurs européens délégués ont décidé de citer à comparaître deux personnes en qualité de témoins, dont l’une avait déjà été entendue au stade national de la procédure. Les personnes faisant l’objet de l’enquête ont contesté cette décision de citation à comparaître devant le juge des garanties espagnol, en l’occurrence le Tribunal central d’instruction n°6 de Madrid. Cette juridiction a constaté que le droit espagnol, par la loi organique 9/2021, énumère limitativement les actes du Parquet européen susceptibles de recours, liste dans laquelle ne figure pas la citation de témoins. S’interrogeant sur la compatibilité de cette restriction avec le droit de l’Union, et notamment avec l’article 42 du règlement (UE) 2017/1939 qui prévoit un contrôle juridictionnel des actes du Parquet européen « destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers », la juridiction de renvoi a saisi la Cour de justice à titre préjudiciel. Il était ainsi demandé à la Cour de déterminer si le droit de l’Union s’oppose à une législation nationale qui exclut tout recours direct contre une décision d’un procureur européen délégué de citer des témoins, notamment au regard des principes d’équivalence et d’effectivité. La Cour répond que la notion d’acte destiné à produire des effets juridiques à l’égard de tiers est une notion autonome du droit de l’Union et qu’il appartient au juge national d’apprécier au cas par cas si une telle décision affecte la situation juridique des requérants. Si un contrôle juridictionnel doit être garanti, celui-ci peut être simplement incident, sauf si le principe d’équivalence impose d’offrir une voie de recours directe, comparable à celle existant pour des actes similaires en droit interne. Cette décision clarifie ainsi l’autonomie de la notion d’acte attaquable du Parquet européen (I), tout en soumettant les modalités procédurales de ce contrôle à la rigueur du principe d’équivalence (II).
I. La consécration d’un contrôle autonome et concret des actes de procédure du Parquet européen
La Cour de justice établit que la détermination des actes du Parquet européen soumis au contrôle juridictionnel ne saurait dépendre des qualifications nationales, consacrant une interprétation autonome de cette catégorie (A). Elle confie cependant aux juridictions nationales la tâche d’apprécier, au cas par cas, si un acte spécifique produit effectivement des effets juridiques justifiant un tel contrôle (B).
A. L’interprétation autonome de l’acte soumis à contrôle juridictionnel
La Cour de justice affirme avec force que la notion d’« actes de procédure du Parquet européen qui sont destinés à produire des effets juridiques à l’égard de tiers » constitue une notion autonome du droit de l’Union. Elle écarte ainsi toute tentation de laisser les droits nationaux définir restrictivement le périmètre du contrôle juridictionnel. La Cour souligne que cette notion « doit être interprétée sur la base de critères uniformes » afin de garantir une « répartition cohérente des compétences entre les juridictions nationales et les juridictions de l’Union ». Cette solution est fondamentale, car elle prévient une application fragmentée du règlement 2017/1939, où les droits des justiciables pourraient varier significativement d’un État membre à l’autre en fonction des traditions procédurales nationales. En définissant ce critère comme une notion autonome, la Cour assure un socle commun de protection juridictionnelle à travers l’Union et renforce la nature même du Parquet européen en tant qu’organe de l’Union dont les actes doivent être soumis à un contrôle uniforme dans leur principe. Pour ce faire, elle s’inspire du critère bien établi de l’acte attaquable de l’article 263 TFUE, visant tout acte qui modifie de façon caractérisée la situation juridique d’une personne.
B. Une appréciation in concreto confiée à la juridiction nationale
Tout en affirmant l’autonomie de la notion, la Cour n’adopte pas une approche abstraite pour qualifier la décision de citer des témoins. Elle renvoie l’appréciation aux juridictions nationales, qui doivent déterminer au cas par cas si un tel acte est « destiné à produire des effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts des personnes contestant ladite décision ». Cette analyse doit être menée *in concreto*, en tenant compte du contexte de l’enquête et des droits procéduraux nationaux des personnes mises en cause. La Cour précise qu’il appartient au juge national d’évaluer si la décision modifie « de façon caractérisée leur situation juridique, notamment en affectant leurs droits procéduraux ». Cette démarche pragmatique permet de concilier l’exigence d’uniformité du droit de l’Union avec la diversité des systèmes de procédure pénale des États membres. Une citation à comparaître pourrait ainsi être considérée comme produisant de tels effets si elle entraîne la répétition d’actes d’enquête ou si elle risque de porter une atteinte substantielle aux droits de la défense, une analyse qui ne peut être menée qu’au regard des spécificités de chaque affaire.
II. La primauté du principe d’équivalence dans la détermination des modalités procédurales du recours
Après avoir établi le principe du contrôle, la Cour en précise les modalités. Elle admet qu’un contrôle incident peut en principe suffire pour garantir le droit à un recours effectif (A), mais elle neutralise cette souplesse par une application rigoureuse du principe d’équivalence, qui impose un alignement sur les garanties procédurales nationales les plus favorables (B).
A. La suffisance de principe d’un contrôle juridictionnel incident
La Cour rappelle que l’obligation d’assurer une protection juridictionnelle effective, découlant de l’article 19, paragraphe 1, TUE et de l’article 47 de la Charte, n’impose pas nécessairement aux États membres de prévoir une voie de recours directe et immédiate contre chaque acte de procédure. Un contrôle exercé de manière incidente, par exemple par la juridiction de jugement qui serait amenée à statuer sur la légalité des preuves recueillies, peut suffire. La Cour énonce ainsi que le droit de l’Union « ne s’oppose[] pas à l’absence d’une voie de recours directe contre un acte de procédure du Parquet européen […], pour autant que les exigences rappelées […] soient respectées ». Cette position réitère une jurisprudence constante qui préserve l’autonomie procédurale des États membres, à condition que les voies de recours existantes permettent un examen effectif de toutes les questions de fait et de droit pertinentes. En théorie, l’absence de recours immédiat contre la citation d’un témoin ne serait donc pas, en soi, contraire au droit de l’Union.
B. L’effet correcteur du principe d’équivalence
Cependant, la Cour apporte une nuance décisive en mobilisant le principe d’équivalence, selon lequel les modalités procédurales des recours fondés sur le droit de l’Union ne doivent pas être moins favorables que celles régissant des recours similaires de nature interne. La juridiction de renvoi avait souligné qu’en droit espagnol, une décision analogue prise par un juge d’instruction national serait, selon son interprétation, susceptible d’un recours direct. La Cour en tire la conséquence logique et imparable : si une telle voie de recours existe pour un acte comparable dans une situation purement interne, elle doit également être ouverte lorsque l’acte émane du Parquet européen. Elle conclut que, « en application du principe d’équivalence, lorsque les dispositions procédurales nationales concernant des recours similaires de nature interne prévoient la possibilité de contester directement une décision analogue, une telle possibilité doit également être offerte auxdites personnes ». Cette solution a une portée considérable, car elle contraint les États membres à offrir aux justiciables faisant l’objet d’une enquête du Parquet européen un niveau de protection procédurale qui ne peut être inférieur à celui qu’ils accordent dans leurs propres procédures nationales, empêchant ainsi la création d’un régime procédural dérogatoire et moins protecteur pour les enquêtes européennes.