Par un arrêt du 8 décembre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en première chambre, a précisé les contours de la libre circulation des capitaux en matière de fiscalité directe. En l’espèce, une société résidente d’un État membre, l’Espagne, a perçu des revenus sous forme d’intérêts provenant d’un autre État membre, la Belgique. Conformément à la législation belge, ces revenus étaient en principe imposables, mais ont bénéficié d’une exemption fiscale, de sorte qu’aucun impôt n’a été effectivement acquitté dans cet État. Lors de la déclaration de l’impôt sur les sociétés dans son État de résidence, l’entreprise a cherché à déduire le montant de l’impôt qui aurait été dû en Belgique en l’absence d’exemption. Les autorités fiscales espagnoles ont refusé cette déduction, au motif que la législation nationale ne permettait de déduire que l’impôt « réellement payé à l’étranger ». Cette décision administrative a été confirmée par les juridictions inférieures, poussant la société à se pourvoir en cassation devant la plus haute juridiction espagnole. Celle-ci, doutant de la compatibilité de la réglementation nationale avec le droit de l’Union, a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si la libre circulation des capitaux s’opposait à une législation nationale qui, pour éviter la double imposition, interdit la déduction d’un impôt dû dans un autre État membre lorsque celui-ci n’a pas été effectivement payé en raison d’un avantage fiscal. La Cour de justice répond par la négative, considérant que le droit de l’Union ne fait pas obstacle à une telle réglementation, à la condition qu’elle ne soit pas discriminatoire par rapport au traitement des revenus de source nationale, une vérification qui incombe à la juridiction de renvoi.
La solution retenue par la Cour réaffirme la compétence des États membres en matière fiscale tout en la soumettant au respect du principe de non-discrimination. Ainsi, si la Cour consacre la légitimité d’une mesure nationale refusant de neutraliser la perte d’un avantage fiscal étranger (I), elle en conditionne la validité à une stricte absence de traitement discriminatoire (II).
I. La consécration de l’autonomie fiscale des États membres face aux avantages fiscaux étrangers
La Cour de justice établit clairement que les États membres ne sont pas tenus de compenser les effets de leurs systèmes fiscaux respectifs, que ce soit en matière de double imposition ou, comme en l’espèce, pour garantir le bénéfice d’un avantage accordé par un autre État. Cette position se fonde sur une interprétation stricte de la notion de restriction à la libre circulation des capitaux (A), ce qui la conduit à refuser d’imposer à un État membre l’obligation d’importer un avantage fiscal étranger (B).
A. Une interprétation restrictive de la notion de restriction en matière fiscale
La Cour rappelle d’abord un principe fondamental du droit fiscal européen : en l’absence d’harmonisation, la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, qui doivent cependant l’exercer dans le respect du droit de l’Union. Elle en déduit que « les désavantages pouvant découler de l’exercice parallèle des compétences fiscales des différents États membres, pour autant qu’un tel exercice n’est pas discriminatoire, ne constituent pas des restrictions aux libertés de circulation ». La Cour constate que le préjudice subi par la société requérante ne résulte pas d’une double imposition, puisque les revenus n’ont été imposés qu’en Espagne, mais de l’impossibilité de transposer un avantage fiscal belge dans le système fiscal espagnol.
En se plaçant sur ce terrain, la Cour confirme sa jurisprudence antérieure selon laquelle les inconvénients résultant de la faible coordination des systèmes fiscaux nationaux ne sauraient être qualifiés de restrictions. Cette approche pragmatique reconnaît la réalité de l’intégration européenne : une juxtaposition de souverainetés fiscales plutôt qu’un système unifié. La liberté de circulation n’emporte donc pas un droit à bénéficier du traitement fiscal le plus favorable possible au sein de l’Union. Le simple fait qu’un investissement transfrontalier soit traité moins favorablement qu’un investissement purement national dans l’État d’investissement ne suffit pas à caractériser une restriction prohibée.
B. Le refus d’obliger un État à neutraliser la perte d’un avantage fiscal étranger
Appliquant ce principe au cas d’espèce, la Cour opère un raisonnement a fortiori. Elle juge que si les États membres ne sont déjà pas tenus d’adapter leurs systèmes fiscaux pour éliminer les doubles impositions, « a fortiori ces États ne sont pas tenus d’adapter leur réglementation fiscale afin de permettre à un contribuable de bénéficier d’un avantage fiscal accordé par un autre État membre dans le cadre de l’exercice de ses compétences fiscales ». En d’autres termes, l’Espagne n’a pas à modifier sa propre base imposable pour que l’avantage fiscal concédé par la Belgique produise ses pleins effets pour la société.
Cette solution préserve la cohérence des systèmes fiscaux nationaux. Obliger l’État de résidence à tenir compte d’un impôt non payé reviendrait à lui faire supporter le coût d’une politique d’incitation fiscale décidée par un autre État. Une telle obligation porterait une atteinte excessive à son autonomie fiscale et créerait une distorsion, en traitant différemment des revenus qui, du point de vue de l’État de résidence, sont identiques. La Cour valide donc la logique de la législation espagnole, qui fonde la déduction sur la réalité d’un paiement effectif, et non sur une simple exigibilité théorique. Toutefois, cette validation n’est pas inconditionnelle et reste subordonnée au respect du principe de non-discrimination.
II. Le principe de non-discrimination comme ultime rempart de la liberté de circulation
La Cour, tout en validant le principe de la mesure espagnole, rappelle que celle-ci ne doit pas être discriminatoire. Cette condition, essentielle, déplace le cœur de l’analyse vers une comparaison entre le traitement des revenus de source étrangère et celui des revenus de source nationale. Elle met en lumière une possible source de discrimination dans le droit interne (A) avant de confier à la juridiction nationale le soin d’opérer cette vérification concrète (B).
A. L’identification d’une potentielle discrimination dans le traitement des revenus
La Cour rappelle qu’une discrimination peut consister « non seulement dans l’application de règles différentes à des situations comparables, mais également dans l’application de la même règle à des situations différentes ». Bien que la législation espagnole relative aux revenus étrangers semble cohérente en n’autorisant la déduction que de l’impôt effectivement payé, la Cour soulève un point crucial en se référant à une autre disposition du droit interne espagnol. L’article 57 de la loi fiscale générale de 1963 semblait prévoir, dans un contexte potentiellement purement interne, que les sommes dues au titre d’autres taxes sont déductibles « même si elles ont fait l’objet d’une exemption ou d’un allégement ».
La Cour ne tranche pas la question, mais elle identifie ici une asymétrie potentielle. Si le droit espagnol permettait de déduire une taxe nationale due mais non acquittée en raison d’un avantage fiscal interne, le refus d’accorder le même traitement pour un impôt étranger non acquitté constituerait une discrimination. Les revenus de source étrangère seraient alors traités moins favorablement que les revenus de source nationale dans une situation par ailleurs comparable, à savoir l’existence d’un impôt théorique effacé par une mesure d’incitation. Une telle différence de traitement constituerait une restriction déguisée à la libre circulation des capitaux, en dissuadant les investissements à l’étranger.
B. Le renvoi de l’appréciation concrète à la juridiction nationale
Fidèle à la logique de la procédure préjudicielle, la Cour de justice ne se substitue pas au juge national pour interpréter le droit interne. Elle se borne à fournir la clé d’interprétation du droit de l’Union et laisse à la juridiction de renvoi le soin de l’appliquer aux faits. Il appartient donc au Tribunal Supremo de « vérifier si, compte tenu des modalités d’imposition des intérêts obtenus en Espagne, […] le traitement réservé aux intérêts obtenus dans un autre État membre n’est pas discriminatoire par rapport à celui auquel sont soumis les intérêts obtenus en Espagne ».
Cette démarche illustre parfaitement la répartition des compétences entre la Cour de justice et les juridictions nationales. La solution finale du litige dépendra de l’analyse comparative menée par le juge espagnol. Si ce dernier conclut que les deux situations sont traitées de manière identique, la législation sera validée. S’il constate au contraire une discrimination, il devra écarter l’application de la disposition litigieuse. La portée de l’arrêt réside ainsi dans cet équilibre subtil : l’autonomie fiscale des États membres est préservée, mais elle trouve sa limite dans l’obligation de garantir une égalité de traitement entre les opérations internes et transfrontalières, assurant ainsi l’effectivité des libertés de circulation.