Cour de justice de l’Union européenne, le 8 décembre 2011, n°C-81/10

Par un arrêt du 8 décembre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la qualification d’un régime fiscal dérogatoire en aide d’État au sens du droit de l’Union. En l’espèce, une entreprise de télécommunications avait été assujettie par une loi de 1990 à un régime fiscal spécial. De 1991 à 1993, elle s’était acquittée d’un prélèvement forfaitaire en lieu et place des impôts de droit commun, dont la taxe professionnelle. À partir de 1994, un régime particulier d’imposition à cette même taxe lui était appliqué, conduisant à une charge fiscale inférieure à celle qui aurait résulté du droit commun. La Commission européenne a considéré que ce régime particulier, pour la période 1994-2002, constituait une aide d’État illégale et incompatible avec le marché commun, et en a ordonné la récupération. Saisis d’un recours en annulation par l’entreprise et l’État membre concerné, le Tribunal de l’Union européenne a rejeté leurs prétentions. Les requérants ont alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant principalement que les deux régimes fiscaux successifs formaient un tout indivisible et que la surimposition alléguée durant la première période devait compenser la sous-imposition de la seconde, annulant ainsi tout avantage. Il revenait donc à la Cour de déterminer si un avantage fiscal accordé sur une période peut être neutralisé par une charge fiscale distincte supportée antérieurement par la même entreprise, même si les deux dispositifs procèdent d’une même loi. La Cour de justice rejette le pourvoi, validant l’analyse de la Commission et du Tribunal. Elle juge que les deux régimes fiscaux étaient juridiquement distincts et que l’avantage conféré par le second ne pouvait être compensé par les charges du premier. De plus, elle confirme que pour une aide octroyée annuellement, le délai de prescription court à chaque octroi et non à l’adoption du régime, et écarte toute confiance légitime en l’absence de notification de l’aide à la Commission.

La solution de la Cour repose sur un refus d’appréhender globalement le dispositif fiscal litigieux (I), ce qui la conduit à réaffirmer avec force les exigences procédurales du contrôle des aides d’État (II).

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I. Le rejet d’une analyse globale du régime fiscal

La Cour de justice conforte la méthode d’analyse de la Commission, qui dissocie les deux périodes d’imposition successives pour en évaluer les effets. Elle fonde sa décision sur le caractère autonome des deux mécanismes fiscaux (A), ce qui exclut par principe toute possibilité de compensation entre eux (B).

A. L’autonomie consacrée des régimes fiscaux successifs

La Cour confirme le raisonnement du Tribunal selon lequel le prélèvement forfaitaire acquitté de 1991 à 1993 et le régime particulier de taxe professionnelle applicable de 1994 à 2002 constituaient deux dispositifs juridiquement distincts. Le premier était temporaire et son montant était calculé par référence aux bénéfices passés de l’entité. Le second, de durée indéterminée, modifiait les modalités de calcul d’un impôt existant, la taxe professionnelle, en se fondant sur une assiette et un taux dérogatoires. La Cour souligne que « les deux régimes fiscaux reposaient en effet sur des modèles juridiques et des paramètres opérationnels différents ». Cette hétérogénéité des mécanismes s’opposait à leur assimilation en un régime unique et global.

Le fait que les deux dispositifs aient été institués par la même loi de 1990 n’a pas été jugé suffisant pour établir un lien de dépendance entre eux. La Cour a estimé que « la seule circonstance que le prélèvement forfaitaire et le régime particulier d’imposition ont tous deux été institués par la loi n° 90-568 ne permet pas d’établir que l’assujettissement de France Télécom à ce prélèvement forfaitaire de 1991 à 1993 était inhérent à l’instauration du régime particulier d’imposition pour les années postérieures à 1994 ». Cette dissociation juridique est essentielle, car elle conditionne l’analyse de l’existence d’un avantage.

B. Le refus de compensation en l’absence de lien inhérent

En conséquence de cette autonomie, la Cour écarte l’argument central de l’entreprise et de l’État membre selon lequel la surimposition subie pendant la première période compensait la sous-imposition constatée durant la seconde. Elle rappelle une jurisprudence constante selon laquelle une mesure ne perd sa qualification d’aide que si le bénéficiaire est soumis à une charge « inhérente » à l’avantage reçu. Or, le prélèvement forfaitaire acquitté jusqu’en 1993 ne pouvait être considéré comme une contrepartie ou une condition du régime particulier de taxe professionnelle appliqué à partir de 1994. Il s’agissait de deux logiques fiscales distinctes, appliquées successivement.

La Cour valide ainsi l’approche selon laquelle « une mesure ne saurait échapper à la qualification d’aide lorsque le bénéficiaire de celle-ci est soumis à une charge spécifique qui est distincte et sans rapport avec l’aide en question ». En l’absence de tout mécanisme juridique dans la loi prévoyant explicitement une telle compensation, ou d’un lien fonctionnel entre les deux dispositifs, la Cour conclut que la Commission était fondée à refuser une telle opération comptable. L’avantage conféré à partir de 1994 doit donc être apprécié isolément, sans tenir compte de la charge fiscale antérieure, aussi lourde fût-elle perçue.

II. La consolidation des garanties procédurales du droit des aides d’État

Au-delà de la qualification de l’aide, l’arrêt renforce la portée des obligations procédurales qui encadrent le contrôle des aides d’État. Il se montre particulièrement strict sur l’invocation du principe de confiance légitime (A) et sur le point de départ du délai de prescription pour la récupération des aides (B).

A. La portée restreinte du principe de protection de la confiance légitime

La Cour rejette fermement l’argument de l’entreprise qui invoquait une confiance légitime dans la légalité du régime fiscal. Elle rappelle que le système de contrôle préventif des aides d’État, fondé sur l’obligation de notification préalable à la Commission, est d’ordre public. En principe, un bénéficiaire ne peut se prévaloir d’une confiance légitime pour une aide qui n’a pas été notifiée. La Cour énonce clairement que « lorsqu’une aide est mise à exécution sans notification préalable à la Commission, de sorte qu’elle est illégale conformément à l’article 88, paragraphe 3, CE, le bénéficiaire de l’aide ne peut avoir, à ce moment, une confiance légitime dans la régularité de l’octroi de celle-ci ».

L’arrêt précise également que ni la complexité d’un régime fiscal, ni le fait que l’avantage se matérialise périodiquement, ne dispensent un État membre de son obligation de notification. Seules des circonstances exceptionnelles, non démontrées en l’espèce, pourraient fonder une telle confiance. La Cour réaffirme ainsi l’obligation de diligence qui pèse sur les opérateurs économiques, lesquels doivent s’assurer du respect des procédures européennes avant d’accepter un avantage de la part d’une autorité publique.

B. La fixation du point de départ annuel du délai de prescription

L’arrêt apporte une clarification importante sur le calcul du délai de prescription de dix ans pour la récupération des aides. L’entreprise et l’État membre soutenaient que ce délai avait commencé à courir dès l’adoption de la loi de 1990, ce qui aurait rendu toute récupération impossible. La Cour rejette cette thèse en se fondant sur l’article 15 du règlement n° 659/1999. Ce texte dispose que le délai court à compter du jour où l’aide est « accordée au bénéficiaire ».

Dans le cas d’un régime d’aide, qui constitue le cadre juridique, l’aide n’est effectivement accordée qu’au moment où l’avantage se concrétise pour l’entreprise. Pour une aide fiscale annuelle comme en l’espèce, la Cour juge que l’avantage est octroyé chaque année, lors de l’établissement de la cotisation d’impôt. Par conséquent, « le délai de prescription recommence à courir à chaque octroi effectif, le cas échéant annuel, de l’avantage ». Cette solution garantit l’effectivité du pouvoir de récupération de la Commission et empêche que des régimes d’aide anciens mais produisant encore des effets ne puissent échapper durablement au contrôle de l’Union.

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Hassan KOHEN
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