Par un arrêt en date du 8 décembre 2022, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa neuvième chambre, a précisé les conséquences de la nullité d’une clause abusive sur le droit à réparation du professionnel, y compris lorsque celui-ci fonde sa demande sur le droit national supplétif. En l’espèce, un consommateur avait conclu un contrat de vente pour une cuisine équipée avec une société. Le contrat contenait une clause prévoyant qu’en cas de dénonciation illégitime par le client, le professionnel pouvait soit exiger l’exécution du contrat, soit accepter sa résolution et réclamer une indemnité. Cette indemnité était, au choix du professionnel, soit fixée forfaitairement à 20 % du prix de vente, soit égale à la valeur du préjudice effectivement subi. Le consommateur ayant dénoncé le contrat sans motif valable, le professionnel a saisi les juridictions pour obtenir réparation de son manque à gagner, en se fondant non sur la clause contractuelle, mais sur les dispositions du code civil autrichien. La juridiction de première instance, après avoir qualifié la clause d’abusive, a néanmoins condamné le consommateur au paiement du forfait de 20 %, jugeant cette solution moins préjudiciable que l’application du droit commun qui aurait abouti à une indemnisation supérieure. La juridiction d’appel a réformé cette décision et a condamné le consommateur à la réparation intégrale du préjudice sur le fondement du droit supplétif. Saisie d’un pourvoi, la Cour suprême autrichienne a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle solution avec la directive 93/13/CEE du 5 avril 1993. Il s’agissait de déterminer si l’existence d’une clause indemnitaire abusive dans un contrat fait obstacle à ce qu’un professionnel puisse obtenir réparation de son préjudice en invoquant une disposition de droit national à caractère supplétif. À cette question, la Cour de justice répond par l’affirmative. Elle juge que, lorsqu’un contrat peut subsister sans la clause abusive, le juge national ne peut y substituer une disposition de droit national et le professionnel ne peut prétendre à l’indemnité légale. La Cour énonce que l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la directive « s’opposent à ce que le vendeur professionnel qui a imposé ladite clause puisse prétendre, dans le cadre d’un recours indemnitaire fondé exclusivement sur une disposition à caractère supplétif du droit national des obligations, à la réparation de son préjudice telle que prévue par cette disposition, laquelle aurait été applicable en l’absence de ladite clause ».
Cette solution consacre une exclusion stricte du droit national supplétif comme sanction de l’stipulation d’une clause abusive (I), affirmant ainsi la prééminence de l’effet dissuasif de la directive sur la logique purement réparatrice du droit commun des contrats (II).
I. L’exclusion du droit national supplétif, sanction de l’insertion d’une clause indemnitaire abusive
La Cour de justice justifie sa position en procédant à une analyse globale de la clause litigieuse, ce qui la conduit à la juger indivisiblement abusive et à en écarter toute application partielle (A). Dès lors, la survie du contrat sans cette clause rend impossible le recours à une disposition supplétive pour combler le vide contractuel ainsi créé (B).
A. Le caractère indivisible de la clause abusive comme obstacle à une application partielle
La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la possibilité de maintenir la partie de la clause qui, reflétant le droit national supplétif, n’apparaissait pas en soi abusive. La Cour de justice écarte cette approche en considérant la clause dans son ensemble. Elle relève qu’en octroyant au vendeur professionnel « un choix qui, en cas de résolution du contrat imputable à son cocontractant, lui permet d’obtenir une indemnité correspondant à son préjudice si celui-ci est supérieur à 20 % de la valeur du contrat ou à 20 % de cette valeur si son préjudice réel est inférieur », la clause crée un déséquilibre significatif au détriment du consommateur. Le caractère abusif ne réside pas dans l’une ou l’autre des options, mais dans le mécanisme même qui permet au professionnel de choisir systématiquement l’issue la plus favorable pour lui. Par conséquent, la Cour juge que « une telle clause est indivisible et doit être annulée dans son ensemble ». Le fait qu’une des branches de l’alternative corresponde à une disposition de droit supplétif est jugé sans incidence. Cette analyse holistique empêche toute tentative de « sauvetage » de la clause par le juge, conformément à l’interdiction de réviser le contenu des clauses abusives.
B. L’impossibilité de substituer une disposition supplétive en présence d’un contrat viable
Une fois la clause entièrement annulée, la Cour rappelle sa jurisprudence constante sur les conséquences de cette annulation. Le principe, tiré de l’article 6, paragraphe 1, de la directive, est que le contrat doit subsister sans la clause abusive, à condition qu’une telle persistance soit juridiquement possible. La faculté pour le juge de substituer à la clause nulle une disposition de droit national supplétif est une exception strictement limitée aux cas où l’invalidation du contrat exposerait le consommateur à des conséquences particulièrement préjudiciables. En l’espèce, le contrat de vente pouvait manifestement subsister sans la clause indemnitaire. Dans une telle situation, la Cour confirme que le juge national « ne saurait substituer à ces clauses une disposition nationale à caractère supplétif ». Cette interdiction de substitution s’applique directement au professionnel, qui ne peut contourner la nullité de sa clause en fondant sa demande sur le droit commun qui aurait été applicable en son absence. La solution est donc radicale : le professionnel perd tout droit à indemnisation au titre de la résolution.
II. L’affirmation de l’effet dissuasif au détriment de l’équilibre contractuel traditionnel
Cette décision illustre la finalité préventive attachée à la non-application des clauses abusives, qui prime sur la simple réparation du préjudice (A). La Cour de justice établit ainsi la prévalence de l’intérêt public de la protection des consommateurs sur les considérations d’équité contractuelle ou les stratégies procédurales du professionnel (B).
A. La finalité préventive de la non-application des clauses abusives
En privant le professionnel de toute indemnité, y compris celle à laquelle il aurait pu prétendre en vertu du droit commun, la Cour ne se contente pas de rétablir un équilibre contractuel. Elle met en œuvre une sanction destinée à décourager l’utilisation de telles clauses. Elle rappelle que cette approche vise à assurer « la réalisation de l’objectif à long terme de l’article 7 de la directive 93/13, qui est de faire cesser l’utilisation des clauses abusives, en maintenant l’effet dissuasif de la non-application pure et simple de celles-ci ». Le fait que le consommateur, pourtant fautif dans la dénonciation du contrat, se trouve libéré de toute obligation d’indemnisation est une conséquence assumée de cet effet dissuasif. La Cour souligne que « la nature et l’importance de l’intérêt public sur lequel repose la protection assurée aux consommateurs » justifient une telle issue. Un professionnel ayant rompu l’équilibre en sa faveur par l’insertion d’une clause illicite ne peut ensuite invoquer ce même équilibre pour échapper aux conséquences de son acte.
B. La prévalence de l’intérêt public du consommateur sur les choix procéduraux du professionnel
La Cour précise également que la solution retenue est indépendante de la stratégie procédurale adoptée par le professionnel. Le fait que celui-ci ait fondé son action en dommages et intérêts sur le droit supplétif national, et non sur la clause abusive, est jugé sans pertinence. En effet, « la mise en œuvre des conséquences prévues à l’article 6, paragraphe 1, et à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 93/13 ne saurait dépendre des choix procéduraux de ce professionnel ». Accepter une telle distinction reviendrait à permettre au professionnel de neutraliser l’effet dissuasif de la directive par une simple astuce de procédure. Cette décision renforce ainsi considérablement la protection du consommateur en rendant l’insertion de clauses abusives économiquement risquée pour le professionnel. Celui-ci ne peut plus espérer se rabattre sur le droit commun en cas de litige, ce qui l’incite fortement à purger ses conditions générales de toute stipulation illicite.