La Cour de justice de l’Union européenne, par un arrêt en date du 3 mars 2022, a rejeté un pourvoi formé contre une décision du Tribunal de l’Union. La question sous-jacente à cette affaire portait sur les conditions de recevabilité d’un recours en annulation introduit par une personne physique ou morale contre un acte réglementaire de l’Union. Les faits à l’origine du litige concernaient une société qui avait sollicité l’annulation d’un règlement d’exécution de la Commission européenne, au motif que celui-ci l’affectait directement et ne comportait pas de mesures d’exécution.
La procédure avait débuté par une requête déposée devant le Tribunal de l’Union européenne visant à l’annulation d’un règlement d’exécution. Par une ordonnance, le Tribunal avait rejeté le recours comme étant manifestement irrecevable. Il avait estimé que la condition selon laquelle l’acte ne doit pas comporter de mesures d’exécution, prévue à l’article 263, quatrième alinéa, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, n’était pas remplie. La société requérante a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant que le Tribunal avait commis une erreur de droit dans son interprétation de cette condition de recevabilité. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si un acte réglementaire nécessite l’adoption d’actes juridiquement contraignants pour être considéré comme comportant des mesures d’exécution, excluant ainsi la voie du recours direct pour un particulier. La Cour de justice a rejeté le pourvoi, confirmant l’analyse du Tribunal. Elle a jugé que la notion de « mesures d’exécution » n’implique pas nécessairement l’adoption d’actes formels supplémentaires et que l’existence d’une marge d’appréciation laissée aux États membres suffit à caractériser de telles mesures.
L’arrêt de la Cour de justice précise ainsi les contours de la recevabilité du recours en annulation pour les particuliers, en adoptant une lecture stricte de ses conditions. Cette solution, si elle s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence antérieure (I), n’en demeure pas moins restrictive et soulève des interrogations quant à la protection juridictionnelle effective (II).
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**I. La confirmation d’une conception extensive de la notion de « mesures d’exécution »**
La Cour de justice, en validant le raisonnement du Tribunal, consolide une interprétation large de l’obstacle procédural que constituent les mesures d’exécution (A). Cette position réaffirme le caractère subsidiaire du contrôle de légalité ouvert aux particuliers au niveau de l’Union (B).
**A. L’absence d’exigence d’un acte juridique formel**
La Cour rappelle que la condition de recevabilité prévue à la dernière partie de l’article 263, quatrième alinéa, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, vise à éviter que les particuliers puissent contourner les voies de recours nationales. Lorsqu’un acte de l’Union requiert une interposition des autorités nationales, ce sont les juridictions de l’État membre concerné qui sont les juges de droit commun du contentieux. Dans cet arrêt, la Cour énonce que l’existence de mesures d’exécution ne dépend pas de l’adoption d’un nouvel acte juridique par les autorités nationales. Elle juge qu’« il suffit que l’acte réglementaire en cause requière une quelconque intervention de son ou de ses destinataires ». En l’espèce, le règlement d’exécution laissait aux États membres une marge d’appréciation, notamment dans le choix des moyens à mettre en œuvre.
Cette approche pragmatique se fonde sur l’effectivité de l’intervention étatique plutôt que sur son formalisme. La Cour considère que dès lors que l’application de l’acte de l’Union n’est pas automatique et nécessite une action, même non contraignante, de la part d’une autorité nationale, il existe une mesure d’exécution. Cela a pour conséquence de fermer la voie du recours direct devant le juge de l’Union, le particulier devant alors contester la mesure nationale devant les juridictions nationales, lesquelles pourront, le cas échéant, poser une question préjudicielle à la Cour de justice.
**B. La réaffirmation du caractère subsidiaire du recours en annulation**
En adoptant une telle lecture, la Cour de justice renforce le système de double niveau de juridiction qui caractérise l’ordre juridique de l’Union. La recevabilité du recours direct d’un particulier contre un acte réglementaire reste une exception, conditionnée à l’absence totale de médiation par les autorités nationales. La Cour confirme que le traité de Lisbonne, en introduisant cette nouvelle voie de recours, n’a pas eu pour objectif de créer un accès généralisé au prétoire de l’Union pour les individus. L’esprit du système demeure celui d’un contrôle de légalité décentralisé.
Cette solution jurisprudentielle s’inscrit dans une logique de respect de l’autonomie institutionnelle et procédurale des États membres. Elle préserve le rôle des juridictions nationales en tant que gardiennes de la bonne application du droit de l’Union sur leur territoire. Toutefois, cette orthodoxie procédurale peut être perçue comme une limitation de l’accès direct au juge pour les justiciables, ce qui alimente un débat constant sur l’équilibre entre la cohérence du système juridictionnel et le droit à un recours effectif. La Cour semble ici privilégier la première considération, en maintenant une interprétation stricte des conditions d’accès à sa propre juridiction.
**II. Une interprétation restrictive au détriment de la protection juridictionnelle effective**
Si la solution est juridiquement fondée et cohérente avec la jurisprudence existante, elle n’est pas exempte de critiques. Elle conduit à une application rigoureuse des conditions de recevabilité (A), ce qui peut potentiellement affaiblir la garantie d’un contrôle juridictionnel complet (B).
**A. La rigueur de l’appréciation des conditions de recevabilité**
La décision commentée illustre la difficulté pour un particulier de satisfaire aux exigences de l’article 263, quatrième alinéa. En considérant qu’une simple marge d’appréciation laissée à l’État membre suffit à constituer une mesure d’exécution, la Cour place le seuil de recevabilité à un niveau très élevé. La requérante au pourvoi soutenait que les actions attendues des États membres ne constituaient que de simples opérations matérielles et non des actes juridiques créant des droits et obligations. La Cour écarte cet argument, refusant de distinguer selon la nature ou l’intensité de l’intervention nationale.
Cette position peut paraître excessivement formelle. Elle risque de priver d’effet utile la modification introduite par le traité de Lisbonne, qui visait précisément à élargir l’accès au juge de l’Union pour les actes réglementaires. En pratique, il est rare qu’un règlement européen, même d’exécution, ne laisse absolument aucune latitude aux administrations nationales pour son application concrète. Par conséquent, la voie du recours direct contre de tels actes risque de devenir largement théorique, obligeant systématiquement les justiciables à engager des procédures au niveau national dont l’issue et la durée peuvent être incertaines.
**B. La portée limitée de la garantie d’un contrôle juridictionnel**
Le renvoi systématique aux juridictions nationales postule que celles-ci offriront une protection juridictionnelle effective, notamment via le mécanisme du renvoi préjudiciel. Or, cette garantie peut s’avérer fragile. Le justiciable dépend du bon vouloir de la juridiction nationale de poser une question préjudicielle, bien que les juridictions suprêmes y soient en principe tenues. De plus, les procédures nationales peuvent être longues et coûteuses, constituant un obstacle pratique à la contestation de la légalité d’un acte de l’Union.
L’arrêt commenté, en rejetant le pourvoi, maintient une approche qui peut être perçue comme un recul par rapport à l’ambition d’une Union de droit pleinement accessible à ses citoyens. Si la Cour réaffirme la logique structurelle du système juridictionnel de l’Union, elle le fait au prix d’une potentielle lacune dans la protection des droits des particuliers. En définitive, cette décision illustre la tension persistante entre la souveraineté procédurale des États membres et l’exigence d’un droit au recours direct et effectif contre les actes des institutions de l’Union qui affectent directement les administrés.