Cour de justice de l’Union européenne, le 8 juillet 2010, n°C-171/08

Par un arrêt du 8 juillet 2010, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en première chambre, s’est prononcée sur la compatibilité avec le droit de l’Union de droits spéciaux détenus par un État membre au sein d’une entreprise privatisée. En l’espèce, à la suite de la privatisation progressive d’une société holding de télécommunications, un État membre avait conservé 500 actions de catégorie A, dites privilégiées. Ces actions, qui devaient rester majoritairement propriété de l’État ou d’entités publiques, conféraient à leurs détenteurs des droits spéciaux disproportionnés par rapport à leur part dans le capital social, notamment un droit de veto sur des décisions stratégiques et le pouvoir de nommer une partie significative des administrateurs. Une institution de l’Union a engagé un recours en manquement contre cet État membre, estimant que ces prérogatives violaient les dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux et à la liberté d’établissement. L’État membre a contesté la recevabilité du recours, arguant d’une part d’un défaut de preuve de la part de l’institution requérante et d’autre part d’un élargissement de l’objet du litige par rapport à la procédure précontentieuse. Sur le fond, il soutenait que les droits litigieux relevaient du droit privé des sociétés, ne constituaient pas une mesure étatique et étaient, en tout état de cause, justifiés par des raisons d’intérêt national et de sécurité publique. Il s’agissait donc pour la Cour de déterminer si des droits spéciaux, conservés par un État membre dans une société privatisée et lui conférant une influence sur la gestion disproportionnée par rapport à sa participation au capital, constituent une restriction injustifiée à la libre circulation des capitaux. La Cour de justice a jugé que le maintien de ces droits spéciaux constituait un manquement de l’État à ses obligations au titre de l’article 56 du traité CE, en ce qu’ils créaient une restriction à la libre circulation des capitaux non justifiée et disproportionnée.

La solution retenue par la Cour s’inscrit dans une jurisprudence bien établie concernant les « golden shares ». Elle permet de réaffirmer la qualification de restriction étatique appliquée à de tels dispositifs (I), avant de procéder à un contrôle rigoureux des justifications avancées, sanctionnant le caractère excessif des pouvoirs conservés par l’État (II).

***

I. La qualification de restriction étatique à la libre circulation des capitaux

La Cour, pour retenir le manquement, s’attache d’abord à démontrer que la mesure litigieuse est bien imputable à l’État membre (A), avant de la caractériser comme une entrave à la libre circulation des capitaux (B).

A. L’imputabilité de la mesure à l’État membre

L’État membre soutenait que les actions privilégiées relevaient du droit privé des sociétés, leur création résultant d’une décision des organes de l’entreprise et non d’une imposition étatique. La Cour écarte cet argument en se fondant sur un faisceau d’indices qui ancrent la mesure dans la sphère publique. Elle constate que les statuts de la société ont été adoptés à une époque où l’État membre « détenait une participation majoritaire dans le capital social de [la société] et exerçait ainsi un contrôle sur cette société ». Par conséquent, la décision d’introduire ces actions est matériellement une décision de l’État, agissant en qualité d’actionnaire dominant. De surcroît, la Cour relève que la création de ces actions a été rendue possible par la législation nationale-cadre sur les privatisations, qui dérogeait au droit commun des sociétés. Ces actions étaient en effet conçues pour « rester la propriété de l’État et ne sont donc pas transmissibles ». Cette particularité, dérogatoire au droit commun, suffit à démontrer que leur création ne découle pas « d’une application normale du droit des sociétés » et doit être considérée comme imputable à l’État. En combinant l’origine législative de la possibilité de créer ces actions et l’intervention de l’État en tant qu’actionnaire majoritaire pour leur mise en œuvre effective, la Cour confirme que de tels mécanismes ne sauraient échapper au contrôle du droit de l’Union sous couvert d’une simple opération de droit privé.

B. La caractérisation d’une entrave aux investissements

Une fois l’imputabilité à l’État établie, la Cour examine si les droits spéciaux constituent une restriction à la libre circulation des capitaux au sens de l’article 56 CE. Elle répond par l’affirmative en considérant les effets dissuasifs du mécanisme sur les investisseurs, qu’il s’agisse d’investissements directs ou de portefeuille. S’agissant des investissements directs, la Cour juge que le dispositif est « susceptible de décourager les opérateurs d’autres États membres d’effectuer des investissements directs dans [la société] dans la mesure où ils ne pourraient pas concourir à la gestion et au contrôle de cette société à proportion de la valeur de leurs participations ». En effet, la nécessité d’obtenir l’approbation de l’État pour un nombre considérable de décisions importantes neutralise l’influence que les autres actionnaires seraient en droit d’attendre de leur participation. S’agissant des investissements de portefeuille, l’entrave est tout aussi manifeste. Un refus de l’État d’approuver une décision stratégique, même si celle-ci est présentée comme étant dans l’intérêt de la société, est « susceptible de peser sur la valeur des actions de ladite société et, partant, sur l’attrait d’un investissement dans de telles actions ». Le risque d’une interférence étatique crée une incertitude qui décourage l’acquisition de titres à des fins de placement financier. La Cour confirme ainsi que toute mesure étatique qui, en dissociant le pouvoir du capital, altère la capacité des investisseurs à participer à la vie de l’entreprise ou affecte la valeur de leur investissement constitue une restriction.

La restriction étant établie, il revenait à la Cour d’analyser les justifications avancées par l’État membre et d’en contrôler la proportionnalité.

II. Le contrôle rigoureux des justifications et de la proportionnalité

La Cour rejette les justifications de nature économique et soumet celles tenant à la sécurité publique à des exigences strictes (A), avant de conclure au caractère disproportionné de la mesure en raison de la marge d’appréciation excessive qu’elle confère aux autorités nationales (B).

A. Le rejet des justifications économiques et l’interprétation stricte de la sécurité publique

L’État membre invoquait plusieurs motifs pour justifier la restriction, notamment la nécessité d’éviter des perturbations sur le marché des capitaux et de sauvegarder les conditions de concurrence. La Cour écarte ces arguments avec fermeté, rappelant que « des motifs de nature économique ne sauraient servir de justification à des entraves prohibées par le traité ». Cette position constante vise à empêcher que les États membres ne se prévalent d’objectifs protectionnistes pour contourner les libertés fondamentales. Plus substantiel était l’argument tiré de la sécurité publique, l’État membre affirmant la nécessité de garantir la disponibilité du réseau de télécommunications en cas de crise, de guerre ou de terrorisme. La Cour admet que cet objectif peut, en principe, constituer une raison de sécurité publique et justifier une entrave. Toutefois, elle rappelle que les dérogations au principe de la libre circulation des capitaux doivent être entendues strictement. Par conséquent, « la sécurité publique ne saurait être invoquée qu’en cas de menace réelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société ». Or, en l’espèce, l’État membre s’était borné à invoquer ce motif de manière générale, sans démontrer en quoi les droits spéciaux permettraient concrètement de parer à une telle menace. L’absence de démonstration d’un lien de causalité entre le risque allégué et la mesure mise en place conduit la Cour à rejeter cette justification.

B. La sanction du caractère discrétionnaire des pouvoirs spéciaux

À titre subsidiaire, la Cour examine la proportionnalité de la mesure. Elle conclut que, même si un objectif légitime avait été démontré, le dispositif des actions privilégiées irait au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre. Le vice fondamental de la législation réside dans l’absence de critères objectifs encadrant l’exercice des pouvoirs spéciaux par l’État. La loi-cadre se contentait de mentionner que ces actions pouvaient être créées lorsque des « raisons d’intérêt national l’exigent », une formule jugée trop « générale et imprécise ». Ni la loi ni les statuts de la société ne fixaient de conditions spécifiques permettant de savoir dans quelles circonstances l’État pourrait utiliser son droit de veto. La Cour en déduit qu’une « telle incertitude constitue une atteinte grave à la liberté de circulation des capitaux en ce qu’elle confère aux autorités nationales, en ce qui concerne le recours à de tels pouvoirs, une marge d’appréciation tellement discrétionnaire que cette marge ne saurait être considérée comme proportionnée par rapport aux objectifs poursuivis ». En laissant à l’État une liberté quasi totale pour décider d’intervenir dans la gestion de l’entreprise, le mécanisme crée une insécurité juridique incompatible avec les exigences du marché intérieur. La Cour sanctionne ainsi non pas le principe d’une intervention étatique pour des motifs légitimes, mais l’absence de balises juridiques claires et prévisibles qui garantiraient que cette intervention demeure l’exception et non la règle.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture