Par un arrêt du 23 février 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a rejeté le pourvoi formé par une entreprise chimique contre une décision du Tribunal de l’Union européenne. Cette dernière avait validé l’inscription par l’Agence européenne des produits chimiques d’une substance per- et polyfluoroalkylée sur la liste des substances extrêmement préoccupantes en vue de son autorisation éventuelle. L’inscription de cette substance, utilisée dans la fabrication de polymères fluorés, avait été proposée par un État membre en raison de ses propriétés dangereuses. La procédure a conduit à l’identification de la substance comme suscitant un niveau de préoccupation équivalent à celui des substances cancérogènes, mutagènes, toxiques pour la reproduction, ou des substances persistantes, bioaccumulables et toxiques.
Saisie par l’entreprise importatrice de la substance, l’Agence européenne des produits chimiques a suivi la procédure prévue par le règlement REACH. Après un accord unanime du comité des États membres, le directeur exécutif de l’agence a adopté une décision d’inscription sur la liste des substances candidates, justifiée par des effets graves probables sur la santé humaine et l’environnement. L’entreprise a alors formé un recours en annulation devant le Tribunal de l’Union européenne, qui fut rejeté. L’entreprise a ensuite introduit un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant que le Tribunal avait commis plusieurs erreurs de droit dans l’interprétation des conditions d’identification d’une substance comme étant extrêmement préoccupante au titre de l’article 57, sous f), du règlement REACH.
La question de droit posée à la Cour consistait à déterminer si l’identification d’une substance comme extrêmement préoccupante au titre de la clause dite « d’équivalence de préoccupation » peut se fonder sur une appréciation globale d’un ensemble d’effets et de propriétés. Il s’agissait plus précisément de savoir si des effets ne remplissant pas isolément les critères de classification pour d’autres catégories de danger pouvaient, combinés à des propriétés comme la persistance et la mobilité, justifier une telle identification.
La Cour de justice a répondu par l’affirmative, confirmant l’interprétation large et flexible retenue par le Tribunal. Elle a jugé que l’Agence européenne des produits chimiques pouvait valablement procéder à une évaluation d’ensemble, en se fondant sur la force probante de différentes informations, pour établir un niveau de préoccupation équivalent. La Cour a ainsi validé une approche qui « n’exige pas qu’une substance soit bioaccumulable pour pouvoir être identifiée comme substance extrêmement préoccupante » et qui permet de prendre en compte la persistance combinée à d’autres propriétés. Le pourvoi a donc été rejeté.
Cette décision confirme la large marge d’appréciation dont dispose l’agence pour identifier des substances dangereuses sur la base d’une faisceau d’indices (I), tout en élargissant la portée de la notion de « préoccupation équivalente » à de nouveaux profils de danger (II).
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I. La confirmation d’une appréciation large du niveau de préoccupation équivalent
La Cour de justice approuve la méthode d’évaluation suivie par l’agence, qui repose sur une appréciation globale des risques. Cette approche permet de combiner différents éléments de preuve pour fonder une décision (A) et d’interpréter de manière autonome les conditions posées par la clause d’équivalence de préoccupation, sans se lier aux critères formels des autres catégories de danger (B).
A. La validation d’une approche fondée sur la force probante des données
La Cour admet que l’autorité réglementaire puisse s’appuyer sur un faisceau de preuves pour établir la gravité des effets d’une substance sur la santé humaine. Dans son raisonnement, le Tribunal avait déjà jugé que l’agence pouvait considérer conjointement plusieurs effets néfastes observés sur le foie, les reins, le développement et les systèmes hématologique et immunitaire. Pris ensemble, ces effets ont été considérés comme « probables et graves », même si chacun, pris isolément, n’aurait pas nécessairement suffi. La Cour de justice valide cette démarche en rejetant l’argumentation de l’entreprise qui contestait la pertinence d’une telle combinaison.
De plus, l’arrêt confirme la possibilité de prendre en compte des informations dites « de soutien » dans l’évaluation globale. En l’espèce, des données sur le potentiel de cancérogénicité de la substance, bien qu’insuffisantes pour fonder à elles seules la décision, ont pu être utilisées pour déterminer le niveau de préoccupation. La Cour précise que « rien n’empêche l’ECHA de constater l’existence d’un niveau de préoccupation équivalent, au sens de cette disposition, à l’issue d’une appréciation globale des différentes informations dont elle dispose ». Cette approche holistique s’avère essentielle pour appréhender les risques complexes posés par certaines substances chimiques.
B. L’autonomie de l’article 57, sous f), par rapport aux autres critères de classification
La Cour de justice consacre l’indépendance de la clause d’équivalence de préoccupation par rapport aux autres catégories de danger définies à l’article 57 du règlement REACH. Elle confirme que des effets sur le développement, bien que relevant de la toxicité pour la reproduction, n’ont pas besoin de satisfaire aux critères formels du règlement CLP pour être pris en compte au titre de l’article 57, sous f). Le Tribunal n’a donc commis « aucune erreur de droit en validant l’approche de l’ECHA de ne pas se rapporter aux critères établis par le règlement n o 1272/2008 ».
Par ailleurs, la Cour clarifie un point important de l’analyse comparative. L’équivalence du niveau de préoccupation pour la santé humaine ne doit pas nécessairement être comparée à celle des seules substances cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction (CMR). Elle peut également être établie par rapport aux substances persistantes, bioaccumulables et toxiques (PBT) ou très persistantes et très bioaccumulables (vPvB), car celles-ci suscitent également des préoccupations pour la santé humaine. Cette interprétation renforce la flexibilité de l’article 57, sous f), en tant qu’outil de protection adaptable face à des dangers variés.
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II. L’extension de la notion de préoccupation équivalente à de nouveaux profils de danger
Au-delà de la validation méthodologique, l’arrêt marque une étape importante dans l’évolution du droit des substances chimiques en consacrant l’importance de la persistance combinée à la mobilité (A). Cette solution illustre une application pragmatique du principe de précaution face à des incertitudes scientifiques relatives à de nouvelles familles de polluants (B).
A. La consécration du couple persistance et mobilité comme source de préoccupation
La portée principale de la décision réside dans la reconnaissance qu’une substance peut être identifiée comme extrêmement préoccupante sur la base de sa persistance, même en l’absence de bioaccumulation. L’entreprise soutenait que la persistance seule ne pouvait suffire. La Cour rejette cet argument et confirme l’analyse du Tribunal selon laquelle l’article 57, sous f), « n’exige pas qu’une substance soit bioaccumulable pour pouvoir être identifiée comme substance extrêmement préoccupante ». La combinaison de la persistance avec d’autres propriétés, en l’occurrence la forte mobilité dans l’eau, justifie un niveau de préoccupation équivalent.
Cette interprétation est déterminante pour la régulation des substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS), souvent qualifiées de « polluants éternels ». Ces substances se caractérisent par une très grande persistance et une forte mobilité, entraînant une contamination étendue et quasi irréversible des milieux aquatiques et de l’eau potable. En validant l’approche de l’agence, la Cour donne aux autorités les moyens juridiques de s’attaquer à ce type de pollution diffuse, dont les mécanismes de toxicité diffèrent de ceux des polluants « classiques » qui se concentrent dans les graisses. La Cour note ainsi qu’il « ne ressort pas du libellé de l’article 57, sous f), […] que la persistance, la bioaccumulation et la toxicité ne peuvent être prises en compte que lorsqu’elles apparaissent dans une combinaison précise ».
B. L’affirmation d’une approche précautionneuse face à l’incertitude
L’ensemble du raisonnement de la Cour est sous-tendu par le principe de précaution, pilier du règlement REACH. En validant une évaluation basée sur la force probante des preuves, la Cour permet à l’agence d’agir en l’absence de certitudes absolues sur chaque aspect du profil toxicologique d’une substance. Cette démarche est particulièrement pertinente face à des dangers émergents pour lesquels les données scientifiques sont encore incomplètes.
L’analyse de la notion d' »irréversibilité » des effets en est une bonne illustration. L’entreprise arguait que les effets observés étaient réversibles après l’arrêt de l’exposition. Le Tribunal, approuvé par la Cour, a jugé « plausible » la conclusion de l’agence selon laquelle, en cas d’exposition continue due à la persistance de la substance dans l’environnement, les effets devenaient de facto irréversibles. Cette approche pragmatique, axée sur les conséquences réelles de la contamination, reflète une volonté de garantir un niveau de protection élevé de la santé humaine et de l’environnement, conformément à l’objectif premier du règlement. La décision renforce ainsi la capacité du régulateur à prendre des mesures préventives face à des risques complexes et en constante évolution.