Cour de justice de l’Union européenne, le 8 juin 2023, n°C-408/21

Par un arrêt du 5 octobre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant en tant que juridiction de pourvoi, a clarifié les conditions dans lesquelles une institution peut refuser l’accès public à un avis juridique élaboré dans le cadre d’une procédure législative.

En l’espèce, un particulier avait sollicité l’accès à un avis du service juridique du Conseil relatif à une proposition de règlement visant à protéger le budget de l’Union en cas de défaillance généralisée de l’état de droit dans un État membre. Le Conseil n’avait accordé qu’un accès partiel au document, invoquant la nécessité de protéger son processus décisionnel en cours ainsi que l’intérêt à recevoir des avis juridiques francs et complets. Saisi d’une demande confirmative, le Conseil a maintenu son refus d’accès intégral. Le demandeur a alors introduit un recours en annulation contre cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne. Par un arrêt du 21 avril 2021, le Tribunal a annulé la décision du Conseil, estimant que ce dernier n’avait pas démontré de manière concrète que la divulgation du document porterait une atteinte prévisible et non hypothétique aux intérêts protégés. Le Conseil a formé un pourvoi contre l’arrêt du Tribunal, soutenant que celui-ci avait commis plusieurs erreurs de droit dans l’interprétation et l’application des exceptions au principe de transparence prévues par le règlement n° 1049/2001.

La question de droit soumise à la Cour de justice consistait donc à déterminer si une institution de l’Union, pour refuser l’accès à un avis juridique portant sur une proposition législative, peut se fonder sur des considérations générales liées au caractère sensible du débat politique ou doit, au contraire, apporter la preuve spécifique et circonstanciée d’un risque d’atteinte grave et concrète à son processus décisionnel ou à la protection de ses avis juridiques.

Rejetant le pourvoi du Conseil, la Cour de justice confirme l’analyse du Tribunal. Elle rappelle que les exceptions au principe de l’accès le plus large possible du public aux documents doivent être interprétées et appliquées strictement. L’institution qui entend se prévaloir d’une de ces exceptions est tenue de fournir des explications concrètes et effectives sur la manière dont la divulgation porterait atteinte à l’intérêt protégé, le risque d’une telle atteinte devant être « raisonnablement prévisible et non purement hypothétique ». La Cour juge ainsi que des affirmations générales sur le caractère sensible ou controversé d’un dossier législatif ne suffisent pas à justifier un refus d’accès, en particulier lorsque l’institution agit en sa qualité de législateur.

Cet arrêt s’inscrit dans le prolongement d’une jurisprudence établie, tout en en renforçant la portée dans un contexte politique significatif. La Cour y réaffirme avec force l’exigence d’une motivation stricte pour tout refus d’accès à un document législatif (I), consacrant ainsi la primauté du principe de transparence comme un pilier de la légitimité démocratique de l’Union (II).

I. L’exigence réaffirmée d’une motivation stricte du refus d’accès

La Cour de justice confirme la lecture rigoureuse par le Tribunal des exceptions prévues par le règlement n° 1049/2001. Elle rejette l’approche du Conseil fondée sur le contexte général du dossier, rappelant que l’atteinte à un intérêt protégé ne peut être présumée (A) et que le caractère spécifique des avis juridiques en matière législative impose une charge de la preuve particulièrement élevée à l’institution (B).

A. Le rejet d’une approche fondée sur le risque général d’atteinte au processus décisionnel

Le Conseil soutenait que la divulgation de l’avis litigieux, dans le contexte de discussions particulièrement délicates, risquait de compliquer les négociations et de limiter sa capacité à parvenir à un accord. Il invoquait ainsi l’exception prévue à l’article 4, paragraphe 3, du règlement, relative à la protection du processus décisionnel. La Cour, confirmant l’arrêt du Tribunal, écarte cette argumentation en raison de son caractère général et hypothétique. Elle rappelle que l’institution doit fournir des « éléments tangibles permettant de conclure que le prétendu risque d’atteinte à son processus décisionnel était, à la date de l’adoption de la décision litigieuse, raisonnablement prévisible et non purement hypothétique ».

La Cour souligne que le débat, y compris polarisant, est inhérent au processus législatif dans une démocratie. Le simple fait qu’une proposition législative soit complexe ou que les positions des États membres divergent ne saurait, en soi, justifier une restriction de la transparence. Au contraire, elle rappelle que « l’absence d’information et de débat est susceptible de faire naître des doutes dans l’esprit des citoyens, non seulement quant à la légitimité d’un acte isolé, mais aussi quant à la légitimité du processus décisionnel dans son entièreté ». En exigeant une démonstration concrète du risque d’atteinte *grave*, la Cour empêche l’institution d’invoquer la sensibilité politique d’un dossier pour se soustraire à l’obligation de transparence qui lui incombe précisément lorsqu’elle agit en qualité de législateur.

B. La distinction entre le contenu de l’avis et le contexte de son élaboration

Le Conseil invoquait également l’exception relative à la protection des avis juridiques, prévue à l’article 4, paragraphe 2, du règlement. Il estimait que l’avis était particulièrement sensible et que sa divulgation risquait de nuire à sa capacité de défendre ultérieurement l’acte en justice. La Cour rejette ce raisonnement en opérant une distinction cruciale. Elle juge que pour déterminer si un avis juridique présente un caractère particulièrement sensible, « il convenait de se rapporter au contenu même dudit avis et non au caractère éventuellement sensible du processus législatif concerné ». Le contexte politique, aussi tendu soit-il, est jugé sans pertinence pour cette appréciation spécifique.

Cette solution s’inscrit dans la lignée de l’arrêt de principe *Suède et Turco/Conseil* du 1er juillet 2008 (C-39/05 P et C-52/05 P), qui a posé une obligation de principe de divulguer les avis du service juridique du Conseil relatifs à un processus législatif. Une exception n’est possible que si la divulgation d’un avis spécifique, « ayant un caractère particulièrement sensible ou une portée particulièrement large », est susceptible de porter atteinte à la protection des avis juridiques. En l’espèce, la Cour précise que la sensibilité doit émaner du contenu intrinsèque de l’avis, par exemple s’il comporte des informations délicates, et non de son objet. De même, un simple risque de contentieux futur est un argument jugé trop général pour justifier une dérogation à la transparence.

En consolidant cette jurisprudence, la Cour de justice envoie un signal clair aux institutions : le principe de transparence est la règle, et ses exceptions, déjà strictes, le sont encore davantage lorsque la machine législative de l’Union est en marche.

II. La consécration de la transparence comme pilier de la légitimité démocratique

Au-delà de la seule question technique de l’accès aux documents, cet arrêt revêt une portée constitutionnelle en réaffirmant le lien indissociable entre transparence, contrôle citoyen et démocratie. Il fait prévaloir le droit du public à l’information sur les préoccupations internes des institutions (A), renforçant ainsi le contrôle démocratique sur les actes de l’Union, y compris les plus fondamentaux (B).

A. La primauté du contrôle citoyen sur l’espace de délibération interne

Le Conseil avançait que la divulgation des avis de son service juridique pourrait nuire à la capacité de celui-ci de fournir des conseils « francs, objectifs et complets » et affaiblir sa position dans d’éventuelles procédures contentieuses. La Cour écarte ces craintes, les considérant comme des « simples affirmations, aucunement étayées par des argumentations circonstanciées ». Elle refuse de créer une distinction entre les documents produits par les « décideurs politiques » et ceux émanant des services techniques, considérant que tous participent à l’action de l’institution en tant que législateur.

Cette position consacre l’idée que la transparence n’est pas un obstacle au bon fonctionnement de l’administration, mais une condition de sa légitimité. Selon la Cour, « la possibilité, pour les citoyens, de connaître le fondement des actions législatives est une condition de l’exercice effectif, par ces derniers, de leurs droits démocratiques ». La protection de l’espace de délibération interne de l’institution ou le confort de son service juridique ne sauraient donc primer sur cet impératif démocratique. En permettant aux citoyens de contrôler l’ensemble des informations qui ont fondé un acte législatif, y compris les analyses juridiques qui le sous-tendent, la Cour renforce la responsabilité de l’administration à leur égard.

B. Une portée renforcée dans le contexte d’une législation politiquement majeure

L’arrêt prend une dimension particulière au regard de l’objet de l’avis juridique demandé. Celui-ci portait sur la proposition de règlement établissant le mécanisme de conditionnalité liant le versement de fonds européens au respect de l’état de droit. Il s’agissait d’un des actes les plus débattus et politiquement sensibles de la mandature. En refusant précisément dans ce contexte de reconnaître un caractère sensible à l’avis du seul fait de son objet, la Cour établit un principe fondamental : plus une législation est d’importance systémique pour l’Union, plus la transparence sur son processus d’élaboration est nécessaire.

Cette décision empêche ainsi les institutions de se retrancher derrière la sensibilité politique d’un dossier pour restreindre l’accès à l’information. Elle confirme que l’ouverture et le débat public ne sont pas des options pour les temps calmes, mais bien des exigences fondamentales, surtout lorsque les fondements même de l’Union de droit sont en jeu. En confirmant l’annulation du refus du Conseil, la Cour de justice ne se contente pas de régler un litige sur l’accès à un document ; elle réaffirme avec force que la légitimité de l’action de l’Union européenne repose sur un processus décisionnel ouvert au contrôle de ses citoyens.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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