Par un arrêt en date du 8 juin 2023, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à interpréter le droit de l’Union en matière de mesures exceptionnelles de soutien du marché agricole. En l’espèce, un exploitant agricole du secteur avicole avait subi des pertes économiques en raison de l’application de mesures sanitaires destinées à lutter contre une épidémie d’influenza aviaire entre 2017 et 2018. Postérieurement à cette période de préjudice mais antérieurement à sa demande d’aide, il avait cédé son exploitation. Les autorités nationales italiennes lui ont refusé le bénéfice de l’aide financière cofinancée par l’Union au motif qu’il n’était plus un opérateur en activité sur le marché à la date du dépôt de sa demande. Le litige a été porté devant le Tribunale amministrativo regionale per la Lombardia, qui a rejeté le recours de l’exploitant en considérant que l’aide visait à soutenir le marché actuel et non à indemniser des préjudices passés. Saisi en appel, le Consiglio di Stato a décidé d’interroger la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle condition avec le droit de l’Union. La question soulevée était donc de savoir si le règlement (UE) n° 1308/2013 et le règlement d’exécution (UE) 2019/1323 s’opposent à une réglementation nationale qui conditionne l’octroi de l’aide à la poursuite de l’activité à la date de la demande. La Cour de justice a répondu que le droit de l’Union « s’oppose à une réglementation nationale interprétée et appliquée de manière à restreindre le bénéfice des mesures de soutien prévues par ce second règlement aux seuls opérateurs agricoles qui étaient encore en activité dans le secteur avicole à la date de la présentation de la demande d’aide ». La solution retenue par la Cour, fondée sur une analyse de la finalité des règlements, établit que le droit à compensation est lié au préjudice subi et non au statut de l’opérateur au moment de la demande (I), ce qui a pour conséquence de renforcer le principe d’effectivité du droit de l’Union en encadrant la marge d’appréciation des États membres (II).
I. L’interprétation téléologique du droit à compensation
La Cour de justice fonde son raisonnement sur une analyse des objectifs poursuivis par la législation de l’Union, ce qui la conduit à privilégier la finalité de soutien du marché comme critère principal d’interprétation (A). Il en résulte une dissociation logique entre le fait générateur du dommage, qui ouvre le droit à l’aide, et la qualité d’opérateur actif au moment de la demande (B).
A. La finalité de soutien du marché comme critère directeur
La Cour rappelle que les mesures exceptionnelles prévues par l’article 220 du règlement n° 1308/2013 visent à la fois à stabiliser les marchés et à assurer un niveau de vie équitable à la population agricole. Le règlement d’exécution 2019/1323, pris sur ce fondement, a pour but spécifique de compenser les pertes de revenus subies par les opérateurs en raison des contraintes sanitaires imposées. L’objectif est donc de soutenir le marché en aidant directement les acteurs économiques qui ont été pénalisés par les mesures de lutte contre l’épizootie. Selon la Cour, ces aides visent ainsi à « inciter ces opérateurs agricoles à la bonne mise en œuvre de ces dernières mesures ». L’indemnisation des pertes n’est pas une simple mesure de réparation d’un préjudice passif, mais un outil actif de politique agricole commune destiné à assurer la résilience du marché et la coopération des exploitants. En subordonnant l’aide à la poursuite de l’activité, la réglementation nationale détourne cet objectif, car elle ne se concentre plus sur la compensation de la perte subie par l’opérateur qui a respecté les contraintes sanitaires, mais sur la situation actuelle du marché.
B. La dissociation entre le fait générateur du dommage et la qualité d’opérateur actif
En conséquence de cette interprétation finaliste, la Cour établit une distinction claire entre le moment où le droit à l’aide prend naissance et les conditions procédurales de sa demande. Elle juge que « le seul élément pertinent qu’il convient de vérifier, afin de déterminer l’admissibilité d’un demandeur des mesures de soutien […], est de savoir si ce demandeur était en activité sur le marché concerné au moment de la perte subie ». Le droit à compensation se cristallise donc au moment où l’exploitant subit le préjudice économique découlant des mesures sanitaires. La cessation d’activité ultérieure, même si elle intervient avant le dépôt de la demande, ne peut anéantir un droit déjà né. L’éligibilité de l’opérateur est déterminée par son exposition directe aux restrictions qui ont perturbé le marché, et non par sa présence continue sur ce même marché. La solution contraire reviendrait à priver de toute aide un exploitant qui, potentiellement, aurait été contraint de cesser son activité en raison même des difficultés économiques causées par l’épizootie, ce qui serait en contradiction flagrante avec l’objectif de soutien poursuivi par le droit de l’Union.
Cette interprétation, centrée sur la cause du préjudice, emporte des conséquences significatives sur la marge de manœuvre laissée aux autorités nationales et consolide la protection des opérateurs agricoles.
II. La consolidation du principe d’effectivité et l’encadrement du pouvoir des États membres
En jugeant incompatible la condition d’activité continue, la Cour de justice réaffirme avec force le principe d’effectivité du droit de l’Union (A). Ce faisant, elle précise les limites de la marge d’appréciation dont disposent les États membres dans la mise en œuvre des régimes d’aides cofinancés par l’Union (B).
A. L’affirmation de l’effet utile du droit de l’Union
La Cour considère qu’une condition nationale telle que celle en cause au principal est « de nature à compromettre l’efficacité de l’indemnisation des pertes subies, prévue par le droit de l’Union ». En effet, en excluant les opérateurs ayant cessé leur activité, la mesure nationale prive le règlement d’exécution d’une partie de son effet utile. Le soutien au marché ne peut être efficace s’il ne bénéficie pas à ceux qui ont directement subi les conséquences négatives des mesures sanitaires. De surcroît, la Cour prend en considération le délai important qui peut s’écouler entre la survenance du dommage et la mise en place effective des mécanismes d’aide, soulignant que les conséquences de ce décalage temporel « ne devraient pas peser sur les opérateurs agricoles concernés ». Le droit à une compensation doit être garanti indépendamment des lenteurs administratives, qu’elles soient au niveau de l’Union ou des États membres. Exiger la poursuite de l’activité reviendrait à faire supporter à l’opérateur un risque lié à la durée des processus décisionnels, ce qui nuirait à la prévisibilité et à la sécurité juridique indispensables au bon fonctionnement du marché.
B. La délimitation de la marge d’appréciation nationale en matière d’aides agricoles
Si les États membres disposent d’une marge d’appréciation pour définir les modalités de mise en œuvre des règlements de l’Union, cette autonomie procédurale ne leur permet pas de fixer des conditions d’éligibilité matérielles qui iraient à l’encontre des objectifs fixés par le législateur de l’Union. L’arrêt rappelle que la définition du « bénéficiaire » d’une aide ne peut être restreinte par une réglementation nationale de manière à contredire la logique économique et juridique du soutien européen. En l’espèce, le règlement d’exécution 2019/1323 visait à compenser les pertes subies dans des élevages spécifiques durant une période déterminée. La qualité de bénéficiaire découle de ces seuls critères objectifs. En ajoutant une condition temporelle liée à la date de la demande, l’État membre a outrepassé sa compétence en modifiant la substance même du droit à l’aide. Cette décision a donc une portée importante : elle clarifie que la marge de manœuvre des États dans l’application des aides agricoles s’arrête là où commence l’atteinte à l’objectif et à l’effectivité de la mesure de l’Union. Elle garantit ainsi une application plus uniforme du soutien agricole sur le territoire de l’Union et protège les droits que les opérateurs tirent directement de la législation européenne.