Cour de justice de l’Union européenne, le 8 juin 2023, n°C-747/21

Par un arrêt du 4 mai 2023, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la légalité d’un règlement d’exécution instituant des droits antidumping définitifs sur les importations de certains produits plats en acier. La décision apporte des clarifications importantes sur l’étendue des pouvoirs de la Commission européenne dans la conduite des enquêtes antidumping, notamment en ce qui concerne le recours aux données disponibles et les méthodes de calcul des marges de préjudice.

En l’espèce, à la suite d’une plainte de l’association représentant l’industrie sidérurgique de l’Union, la Commission européenne a ouvert une procédure antidumping concernant des importations de produits plats laminés à froid en acier originaires de Chine et de Russie. L’enquête a abouti à l’adoption d’un règlement instituant des droits antidumping définitifs à l’encontre de plusieurs sociétés, dont deux exportateurs russes. Au cours de son enquête, la Commission a considéré que ces entreprises n’avaient pas fourni toutes les informations nécessaires et a donc eu recours, en partie, aux données disponibles conformément à l’article 18 du règlement de base antidumping.

Les deux sociétés ont introduit un recours en annulation contre ce règlement devant le Tribunal de l’Union européenne. Le Tribunal a rejeté leurs recours par deux arrêts du 22 septembre 2021, validant l’approche de la Commission. Saisies de pourvois par les entreprises, la Cour de justice était invitée à examiner la légalité des arrêts du Tribunal. Les pourvois soulevaient principalement trois questions. Il s’agissait d’abord de déterminer si le Tribunal avait correctement contrôlé l’application par la Commission des règles relatives à l’usage des données disponibles en cas de coopération jugée insuffisante. Ensuite, la Cour était interrogée sur la légalité du choix d’une année de référence, extérieure à la période d’enquête, pour déterminer la marge bénéficiaire de l’industrie de l’Union dans le cadre de la règle du droit moindre. Enfin, il était demandé à la Cour de statuer sur la faculté pour la Commission d’appliquer par analogie une disposition relative au calcul de la marge de dumping pour déterminer la marge de préjudice.

La Cour de justice a rejeté l’ensemble des moyens soulevés. Elle a ainsi confirmé l’analyse du Tribunal, entérinant la méthodologie de la Commission sur les trois points contestés et, par conséquent, la légalité du règlement d’exécution attaqué. La solution retenue par la Cour confirme le large pouvoir d’appréciation dont jouissent les institutions dans la conduite des enquêtes antidumping (I), tout en consolidant une approche méthodologique pragmatique mais parfois contestée dans le calcul du préjudice (II).

I. La confirmation du large pouvoir d’appréciation de la Commission dans la conduite de l’enquête

La Cour de justice a rappelé avec force que les institutions de l’Union disposent d’une marge d’appréciation étendue dans le cadre des enquêtes antidumping. Cette latitude se manifeste tant dans l’évaluation de la coopération des parties intéressées (A) que dans le choix des données utilisées pour calculer le niveau d’élimination du préjudice (B).

A. La validation du recours aux données disponibles en cas de coopération insuffisante

Les sociétés requérantes contestaient l’application par la Commission de l’article 18 du règlement de base, qui l’autorise à fonder ses conclusions sur les données disponibles lorsqu’une partie intéressée ne coopère pas pleinement. Elles estimaient que le Tribunal avait commis une erreur en n’examinant pas au préalable la nature, finie ou semi-finie, du produit concerné, qualification qui, selon elles, influençait la nature des informations à fournir. La Cour de justice écarte cet argument en se fondant sur une interprétation fonctionnelle de l’obligation de coopération.

Elle juge que la pertinence des informations demandées ne dépend pas d’une classification abstraite du produit, mais de leur nécessité pour la bonne conduite de l’enquête par la Commission. Le critère déterminant est de savoir si les renseignements sont de nature à « permettre à la Commission de mener à bien ses enquêtes antidumping en établissant des conclusions préliminaires ou finales, positives ou négatives ». L’appréciation du caractère nécessaire d’une information doit donc être effectuée « compte tenu des circonstances spécifiques de chaque enquête, et non dans l’abstrait ». En l’espèce, le Tribunal avait suffisamment motivé sa décision en constatant que les entreprises n’avaient pas fourni toutes les données requises pour permettre la vérification complète de leurs coûts de production, notamment pour les produits destinés à un usage captif. Cette approche pragmatique renforce la capacité de la Commission à contrer les stratégies d’obstruction ou de coopération partielle, en la plaçant au centre de l’appréciation des besoins de son enquête. En rejetant également les griefs relatifs à une prétendue dénaturation des faits, la Cour rappelle que son contrôle en sede de pourvoi est limité aux questions de droit, sauf dénaturation manifeste qui n’était pas démontrée.

B. La latitude reconnue pour la détermination du bénéfice cible de l’industrie de l’Union

Le deuxième point de friction concernait l’application de la « règle du droit moindre » prévue à l’article 9, paragraphe 4, du règlement de base. Cette règle impose que le droit antidumping soit inférieur à la marge de dumping si ce droit moindre suffit à éliminer le préjudice. Pour calculer ce niveau, la Commission a déterminé un prix indicatif pour l’industrie de l’Union, en ajoutant à son coût de production une marge bénéficiaire cible. Les requérantes critiquaient le choix de l’année 2008 comme période de référence pour établir cette marge, arguant que cette année était trop éloignée de la période d’enquête (2014-2015) et ne reflétait pas des conditions normales de concurrence.

La Cour de justice valide l’approche du Tribunal et de la Commission. Elle rappelle que le règlement ne prescrit aucune méthode pour déterminer la marge bénéficiaire cible, laissant aux institutions une large marge d’appréciation. L’objectif est de retenir une marge que l’industrie de l’Union « pourrait raisonnablement escompter dans des conditions normales de concurrence, en l’absence d’importations faisant l’objet de dumping ». Or, si la période d’enquête est elle-même affectée par des importations massives à bas prix, elle ne constitue pas une base fiable pour déterminer un niveau de profitabilité normal. Dans un tel cas, la Commission est en droit de se référer à une période antérieure plus représentative. La Cour confirme donc qu’il n’est pas erroné de choisir une année ne faisant pas partie de la période considérée pour garantir que le calcul reflète une situation de concurrence loyale. Cette solution offre une flexibilité indispensable à la Commission pour neutraliser les effets de distorsions de marché persistantes lors du calcul du préjudice.

II. La consolidation d’une approche méthodologique pragmatique dans le calcul du préjudice

Au-delà de la confirmation du pouvoir d’appréciation de la Commission, l’arrêt consolide une pratique méthodologique importante relative au calcul de la sous-cotation des prix. Il confirme la légalité de l’application par analogie de l’article 2, paragraphe 9, du règlement de base (A), justifiant les ajustements nécessaires pour assurer une comparaison équitable des prix (B).

A. Le principe de l’application par analogie de l’article 2, paragraphe 9, du règlement de base

Les sociétés requérantes soutenaient que le Tribunal avait commis une erreur de droit en validant l’application par analogie de l’article 2, paragraphe 9, du règlement de base pour calculer la marge de préjudice. Cette disposition permet de construire un prix à l’exportation fiable lorsque les ventes sont effectuées par l’intermédiaire d’un importateur lié à l’exportateur, mais elle figure dans la section du règlement consacrée au calcul de la marge de *dumping*. Les requérantes estimaient qu’elle ne pouvait être transposée au calcul de la marge de *préjudice*.

S’appuyant sur sa jurisprudence récente, notamment l’arrêt `Commission/Hansol Paper`, la Cour rejette fermement cette argumentation. Elle réaffirme que la détermination de la sous-cotation des prix est une question économiquement complexe pour laquelle le règlement ne prévoit pas de méthode spécifique. La Commission jouit donc d’un large pouvoir d’appréciation. L’application par analogie de l’article 2, paragraphe 9, est jugée acceptable car elle repose sur un principe fondamental : la non-fiabilité des prix de transfert entre entités liées. Selon la Cour, ce principe « est susceptible d’être appliqué tant à la détermination de la marge de préjudice qu’au calcul de la marge de dumping ». Cette solution pragmatique permet à la Commission de neutraliser les effets des structures de vente intégrées qui pourraient masquer le niveau réel de sous-cotation des prix sur le marché de l’Union. La Cour consacre ainsi une méthode qui vise à établir une comparaison économique juste, indépendamment du canal de distribution choisi par l’exportateur.

B. La justification de l’ajustement du prix à l’exportation pour assurer une comparaison équitable

L’application par analogie de l’article 2, paragraphe 9, implique de déduire du prix de revente au premier acheteur indépendant les frais de vente, dépenses administratives et autres frais généraux, ainsi qu’une marge bénéficiaire, pour aboutir à un prix à l’exportation construit au niveau de la frontière de l’Union. Les requérantes voyaient dans cette méthode la création d’une marge de préjudice artificielle. La Cour écarte ce grief en soulignant la nécessité d’assurer une comparaison objective.

Elle estime qu’il était « loisible à la Commission, en vue de garantir une comparaison objective des prix au niveau de la première mise en libre pratique du produit considéré dans l’Union, de construire ce prix caf “frontière de l’Union” ». Ce prix construit est alors jugé comparable au prix « départ de l’usine » de l’industrie de l’Union. Les ajustements opérés ne sont pas artificiels, mais visent au contraire à placer les deux prix à un niveau commercial équivalent, en retirant du prix à l’exportation les coûts et bénéfices générés après l’importation. La Cour confirme que cette méthode se justifie au regard de l’objectif de comparaison équitable inscrit dans le règlement de base. En validant cette approche, la Cour de justice garantit que l’analyse du préjudice se fonde sur la réalité économique de la concurrence entre le produit importé et le produit de l’Union au moment de son entrée sur le marché.

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Hassan KOHEN
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