Par un arrêt en date du 8 mars 2017, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la compatibilité d’une législation nationale avec le droit de l’Union en matière de fiscalité des fusions transfrontalières. En l’espèce, une société de droit français a fait l’objet d’une opération d’absorption par son associé unique, une société de droit luxembourgeois. La société absorbée avait opté pour le régime fiscal de faveur des fusions, permettant un report d’imposition des plus-values sur les actifs apportés. Par la suite, l’administration fiscale a remis en cause le bénéfice de ce régime au motif que la société n’avait pas sollicité l’agrément préalable requis par la loi nationale pour les opérations transfrontalières, agrément qui, selon elle, n’aurait de toute façon pas été accordé en raison de l’absence de motif économique et de la suspicion d’un objectif de fraude fiscale.
Saisi du litige, le tribunal administratif de Paris puis la cour administrative d’appel de Paris ont rejeté les prétentions du contribuable. Un pourvoi a alors été formé devant le Conseil d’État, qui a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice sur la conformité du dispositif d’agrément préalable avec la liberté d’établissement garantie par l’article 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La question posée à la Cour portait donc sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une législation nationale qui subordonne le bénéfice du régime fiscal commun des fusions à une procédure d’agrément préalable uniquement pour les apports faits à des sociétés étrangères. En réponse, la Cour a jugé que l’article 49 du Traité et l’article 11 de la directive 90/434/CEE s’opposent à une telle législation. La Cour analyse d’abord la non-conformité du dispositif d’agrément avec les exigences de la directive (I), avant de confirmer que ce même dispositif constitue une restriction injustifiée à la liberté d’établissement (II).
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I. La censure du dispositif d’agrément préalable au regard de la directive sur les fusions
La Cour de justice fonde sa décision en premier lieu sur une violation de la directive 90/434/CEE, en démontrant que le mécanisme national d’agrément contrevient tant aux principes généraux du droit de l’Union qu’aux dispositions spécifiques de la directive. Elle met en lumière les manquements d’ordre procédural qui affectent la sécurité juridique (A), puis elle sanctionne le renversement du principe posé par la directive, qui conduit à instaurer une présomption de fraude (B).
A. Une procédure jugée contraire aux principes d’effectivité et de sécurité juridique
La Cour examine les modalités de la procédure d’agrément française au prisme des principes d’effectivité et de sécurité juridique. Elle relève que la législation nationale « ne précise pas les modalités d’application de la procédure préalable concernée », créant une incertitude pour le contribuable. Le décalage entre le texte législatif, qui pose trois conditions cumulatives pour l’obtention de l’agrément, et la pratique administrative, qui se contenterait de la seule justification d’un motif économique, engendre une imprévisibilité manifeste. Cette situation ne permet pas aux opérateurs de connaître avec l’exactitude requise l’étendue de leurs droits et obligations.
De plus, la Cour critique le mécanisme de refus implicite d’agrément. L’absence de réponse de l’administration dans un certain délai équivaut à un rejet, qui n’est motivé que sur demande expresse du contribuable. Une telle modalité est jugée incompatible avec l’exigence de sécurité juridique, car elle prive le contribuable de la possibilité de « vérifier le bien-fondé des motifs qui ont conduit cette administration à ne pas lui accorder l’avantage prévu par ladite directive ». Sans motivation, le contrôle juridictionnel de la décision de refus est rendu excessivement difficile, portant ainsi atteinte au principe d’effectivité des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union.
Au-delà de ces manquements procéduraux, la Cour relève également que les conditions de fond de l’agrément excèdent ce que la directive autorise.
B. L’instauration d’une présomption générale de fraude fiscale
La Cour rappelle que la directive 90/434/CEE pose le principe de l’application du régime fiscal de faveur à toutes les opérations de fusion, le refus de ce régime constituant une exception strictement encadrée. Or, la législation nationale en cause inverse cette logique. En exigeant systématiquement un agrément préalable pour les fusions transfrontalières, elle fait du refus de l’avantage fiscal la règle et de son octroi l’exception, subordonnée à la preuve par le contribuable du caractère légitime de son opération. Cette approche institue, selon les termes de la Cour, « une présomption générale de fraude ou d’évasion fiscales ».
La Cour précise que l’article 11, paragraphe 1, sous a), de la directive, qui autorise un État membre à refuser le bénéfice du régime en cas de fraude, doit être interprété de manière restrictive. Cette disposition ne permet pas d’établir une règle générale qui exclurait automatiquement certaines catégories d’opérations de l’avantage fiscal. Au contraire, les autorités nationales doivent procéder « cas par cas, à un examen global de cette opération ». En exigeant du contribuable qu’il démontre l’existence de motifs économiques valables sans que l’administration n’ait à fournir « ne serait-ce qu’un commencement de preuve » d’indices de fraude, la législation nationale va au-delà de ce qui est nécessaire pour lutter contre l’évasion fiscale.
Après avoir invalidé le régime français sur le fondement du droit dérivé, la Cour de justice confirme son analyse au regard du droit primaire.
II. La confirmation de l’atteinte à la liberté d’établissement
La Cour examine ensuite la législation nationale à l’aune de l’article 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Elle constate sans difficulté l’existence d’une restriction à la liberté d’établissement (A), puis elle procède à un contrôle de proportionnalité pour conclure au caractère injustifié de cette entrave (B).
A. La caractérisation d’une restriction à la liberté d’établissement
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la liberté d’établissement s’oppose non seulement aux discriminations, mais aussi à toutes les mesures qui, bien qu’indistinctement applicables, interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l’exercice de cette liberté. En l’espèce, la différence de traitement entre les fusions internes et les fusions transfrontalières est manifeste. Seules ces dernières sont soumises à une procédure d’agrément préalable pour bénéficier du report d’imposition.
Cette procédure crée des charges administratives et une incertitude juridique qui n’existent pas pour une opération purement nationale. La Cour en déduit que cette différence de traitement « est susceptible de les dissuader d’exercer leur liberté d’établissement et constitue, dès lors, une entrave à cette liberté ». La contrainte supplémentaire imposée aux sociétés qui souhaitent se restructurer à l’échelle européenne constitue une restriction caractérisée, contraire au bon fonctionnement du marché intérieur que la directive sur les fusions vise précisément à faciliter.
Cette entrave étant établie, elle ne pouvait être admise qu’à la condition d’être justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général et d’être proportionnée à l’objectif poursuivi.
B. Le rejet des justifications et le caractère disproportionné de la mesure
L’État membre invoquait deux raisons impérieuses d’intérêt général pour justifier la restriction : la nécessité de préserver la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres et la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. La Cour écarte rapidement le premier argument. Elle souligne que l’objectif de sauvegarde des intérêts financiers de l’État de la société apporteuse est déjà assuré par la directive elle-même, qui n’organise qu’un simple report d’imposition et non une exonération définitive.
Concernant la lutte contre la fraude fiscale, la Cour reconnaît qu’il s’agit d’un objectif légitime. Cependant, elle juge la mesure disproportionnée. Son raisonnement rejoint ici celui tenu lors de l’analyse de l’article 11 de la directive. En instaurant une présomption générale de fraude pour toutes les opérations de fusion transfrontalière et en imposant au contribuable une charge de la preuve systématique, la législation nationale « va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre ledit objectif ». Une approche moins attentatoire à la liberté d’établissement consisterait, pour l’administration, à identifier des indices de fraude avant de demander des justifications au contribuable, plutôt que de soumettre toutes les opérations à un contrôle a priori.